Dire qu’Edgar Morin est un totem dans le monde francophone est un truisme. Ce qui est un propos toujours plus profond que le produit de la pensée de ce « grand auteur » qui mérite d’entrer au panthéon des pipoteurs. Illustration avec son dernier ouvrage : « La méthode de la Méthode ».
Lorsque l’on s’attaque au mythe qu’est devenu Edgar Morin et que l’on ose interroger de façon critique sa pensée, on nous explique que l’on a rien compris au génie de son jus de crâne et que l’on est pas assez instruit ou intelligent pour en saisir la subtilité et la complexité.
« Complexité », le mot est lâché. Voilà ce qui est censé être la contribution exceptionnelle de Morin à la sociologie, à l’économie, à la politique, à l’environnement, à la spiritualité et à l’élevage des escargots, car, oui, la pensée de Morin s’applique à tout !
Présenté comme le « manuscrit perdu » (zut, il a été retrouvé), le dernier ouvrage en date de Morin publié en 2024 chez Actes Sud nous est présenté comme « un creuset d’idées primitives » (p. 9) des quatre derniers volumes de sa Méthode. Bonne nouvelle pour les paresseux, ou les raisonnables (ce qui n’est pas mon cas) : plus besoin de s’enfiler la Méthode intégralement dans le citron, la lecture de cet ouvrage est un parfait résumé de cette oeuvre. Décortiquons.
Pour complexifier, il faut relationner
Il nous faut d’abord mesurer la visée de Morin :
« Ce que nous tentons de faire est de définir une méthode qui relationne ce qui était conçu jusqu’alors quasi comme univers séparés et disjoints – l’univers physique, l’univers, biologique, l’univers humain -, qui assure la communication entre tous les secteurs de ce que nous nommons le réel. Cette communication est à la fois articulation et intégration dans une unité complexe, dont l’idée nucléaire est l’idée d’organisation. Pour opérer une telle articulation/intégration, il est nécessaire de faire éclater les concepts réifiés d’anthropologie, de biologie et aussi de physique, lesquels je nomme « anthropologisme », « biologisme », « physicalisme » « (p. 21).
On ne sait pas si le fait de « relationner » permet d’atteindre l’objectif fixé, mais Morin ne fait pas dans le mollachu. C’est à une révolution, à l’édification d’une « Scienza Nuova » (ça fait chic la référence à Vico (Giambattista, pas la purée de pomme de terre !)) qu’il nous invite :
« … il nous faut opérer la promotion de ce terme organisation, curieusement absent des sciences, en fait déjà présent mais enveloppé dans le terme placentaire de système, terme non conceptualisé, non analysé, non réfléchi, utilisé à la manière dont on parle ici et là du système solaire, système social… » (p. 23).
On se demande à ce moment ce qu’il a fumé pour écrire une pareille bêtise, mais soit, admettons. En bon sociologue des organisation, ma curiosité est piquée. Alors qu’entend-il par « organisation » ? Ben… on ne saura jamais vraiment. Voici ce qui se rapproche le plus d’une définition :
« L’organisation s’intègre dans et intègre, articule, explicite, développe la notion de système. Organisation et système sont deux aspects d’une même réalité. (…) L’idée de système ouvert, si riche en potentialité, ne prend son sens plein que si on lie le caractère thermodynamique, la relation à l’environnement, à l’idée d’organisation dynamique, laquelle accède à un degré de complexité nouveau. La notion d’organisation acquiert ainsi la base première pour toute compréhension du phénomène vivant » (p. 25-6).
Bon, d’accord.
Science et CONnescience
S’ensuivent des pages et des pages, pour en gros nous expliquer que la science moderne en compartimentant la recherche et en visant l’objectivité a commis deux crimes. Elle est d’abord aveugle à la complexité, car elle n’explique pas le tout… (euh……). Ensuite, elle a exclu le sujet humain, ce qui est une hérésie. Car pour Morin, une vraie épistémologie ne saurait être que réflexive et critique en réintégrant le sujet dans le savoir. Ce qui lui permet d’écrire des énormités comme celle-ci :
« Or, le scientifique « classique » en occultant l’auto-référence, a supprimé non seulement une dimension capitale de la réalité qu’il observait, mais il s’est aussi occulté lui-même; en occultant sa subjectivité chercheuse, il a rendu impossible toute auto-analyse, autrement dit toute auto-contestation de la science et du savant en tant que tels, toute auto-critique du discours scientifique, toute étude scientifique des conditions de la science dans la culture et la société » (p. 54)
Cette « nescience » (p. 65), doit être remplacée par une « transjonction » entre sujet et objet (p. 77) pour aboutir à une « connaissance de la connaissance » : » l’introduction du sujet dans la connaissance permet de constituer un système de référence méta-objectif, en même temps que l’auto-objectivation du sujet permet de constituer un système de référence méta-subjectif » (p. 78). C’est clair ! Non ? Alors, Morin précise plus loin.
« On peut supposer qu’il y a aussi, complémentaires, concurrents et antagonistes, d’autres modes de connaissance. Non pas seulement ou simplement un mode où l’esprit élabore abstraitement des schèmes qu’il propose à l’objet, jusqu’à un ajustage, à une adéquation-miroir, mais aussi à un mode mimoir plutôt que miroir, où entrent en jeu des processus de mise en résonance analogique, par empathie, sympathie, lesquels suscitent une sorte de mimesis à travers laquelle l’analogie se constitue dans l’esprit. La connaissance, en effet, peut être conçue comme une simulation mentale de l’objet ou de la réalité visée. Une telle simulation peut être certes contrôlée par le calcul informatique, mais elle met aussi en action des processus quasi hystériques, dans le sens où est appliqué le terme d’hystérie à des phénomènes dits « simulatoires », où la pensée fonctionne de façon analogique, et se met en résonance, en continuité. » (p.92-3)
Désolé pour la longue citation, mais il faut bien cela hystériser le propos et résonancer avec la pensée complexe vers une nouvelle transjonction.
La bêtise de la Bêtise
Il faut ensuite encore s’enfiler plusieurs centaines de pages plus ou moins compréhensibles et sensées pour saisir ce que serait cette « La méthode de la Méthode » de la pensée complexe. Au terme de ce voyage, il nous faut conclure que la pensée complexe de Morin est une imposture intellectuelle. Il prétend bâtir une nouvelle science en critiquant une « science classique » qui n’existe pas pour mieux proposer une litanie de truismes et de sottises à jet continu. C’est la stratégie classique de l’homme de papier. Morin fait de la science qu’il critique un monolithe qui n’existe pas lorsqu’elle est pratiquée avec rigueur, modestie et clarté. Il nous dit : la science simplifie (encore un truisme), donc elle passe à côté de la réalité. Sans blague !
Si la pensée de Morin, c’est de dire attention à ne pas être définitif, on ne peut être que d’accord avec lui. Le problème, c’est qu’il jette le bébé avec l’eau du bain et propose à la place un truc mou (normal c’est du postmodernisme) et indéfini qu’il appelle la « Méthode » qui n’a d’opérationnalisable que le fait d’introduire dans une partie théorique d’un papier ou d’un ouvrage les mots « complexe « , « organisation » et « système », comme un jeu de « bullshit bingo ».
Sa méthode consiste en réalité à mettre en abîme des concepts pour mieux illustrer ce que serait une vraie pensée complexe, comme en témoignent les titres des chapitres qu’il nous inflige : « La description de la description », « la connaissance de la connaissance, « la science de la science », « la théorie de la théorie ». Appliquée à la zoologie, la méthode nous ferait aboutir à des titres de thèses labellisées complexes du style : « la chatte de la chatte » ou « l’amibe de l’amibe ».
Morin est postmoderne en ce qu’il plaide pour des narratifs localisés, relatifs, bricolés, visant la totalité sur le « anything goes » de Feyerabend comme « méthode ». Sauf qu’il faut bien dire que de méthode il n’y a pas chez Morin, sauf à plaider pour une sorte d’interdisciplinarité molle et indéfinie et pour la non-résolution ou l’amalgame des contradictions (autre indice de son postmodernisme) motivée par une quête éternelle de complétude. Feyerabend était plus franc: il était contre la méthode. Morin est un postmoderne refoulé: il ne veut pas s’avouer que sa méthode n’en est pas une. Moins profond que Lyotard – mais plus lisible -, Morin comme la plupart des postmodernes ne dit rien, mais il le dit avec un certain style. Et il séduit, par sa sorte de tolérance, qui n’est rien d’autre qu’un relativisme. Chacun y trouvant ce qu’il y cherche (encore un indice de son postmodernisme). Cela ne l’empêche pas d’être infiniment prescripteur. Le problème : il prescrit sur des tables de loi de sable.
Car, il faut bien le dire, Morin exècre la raison et le rationalisme. Et il ne poursuit qu’un but : son anéantissement, en essayant assez pathétiquement (et vainement) d’utiliser les outils de la raison pour lui substituer une pensée profondément relativiste, inopérationnalisable, pauvre mais grandiloquente.
Références :
E. Morin (2024). La méthode de la Méthode. Le manuscrit perdu. Arles : Actes Sud
Illustration : Le joueur de fifre, Manet 1886
Merci de ces notes de lecture rafraichissantes. Cela me rassure de voir que je ne suis pas le seul à être perplexe devant tant de « pensée complexe ».
C’est amusant : c’est publié par Actes Sud…
Mais aucun lien avec le mouvement anthroposophique. Non aucun…