Que fait-on vraiment lors d’un recrutement ? A quoi nous servent assessments, tests et autres hochets décisionnels dérivés de l’intelligence artificielle ?Principalement à jouer une pièce de théâtre.
Voilà qu’au détour d’une revue sur les ressources humaines, me sont vantés les mérites et les miracles d’une nouvelle application qui, à l’aide de l’Intelligence Artificielle (IA), « vous permet de découvrir les réelles intentions de votre interlocuteur », notamment lors d’entretiens d’embauches.
Que l’IA soit mise à toutes les sauces pour en faire un condiment universel du bullshit managérial n’a rien de nouveau ; c’est l’essence même du solutionnisme. Non, ce qui a provoqué chez moi successivement une hilarité et un agacement, c’est la profonde méconnaissance qui caractérise ce type de solution technologique pour gogos de ce qu’est la vie en organisation.
Comment peut-on en effet « découvrir les réelles intentions de l’interlocuteur » lorsque l’entretien d’embauche est un jeu entre acteurs qui alterne entre anticipations des attentes de l’autre, conformisme, et postures stratégiques ? Nous ne sommes jamais nous-même en entretien car l’entretien d’embauche est un jeu social codifié. Le recruté veut présenter la meilleure facette de sa candidature et anticiper les « bonnes réponses » qu’il imagine devoir donner ; lorsque l’autre souhaite à la fois trouver un candidat conforme aux besoins, tout en cherchant le percer dans son « authenticité ».
Cette quête de l’identité authentique que l’on révèlerait par les signes non verbaux détectés par l’IA (ou par tout autre artifice : test, assessment) est un leurre. Que signifierait le fait de détecter qu’un candidat embellit la réalité ou est gêné par une question ? Pas grand-chose. Puisque c’est un jeu. Ce n’est pas la réalité. La seule chose que l’on identifie c’est la manière dont les acteurs jouent le jeu. Rien de plus.
Recrutement : abymes et illusions
Les recruteurs se sont construits au fil du temps une fiction dans laquelle se jouerait en entretien ou en « assessment » l’identification de la nature profonde, pour ne pas dire de l’identité, du candidat. Tour à tour neuneuro-scientifiques, physiognomonistes , « profilers », nos DRH ont souvent perdu de vue que leur fiction n’est que cela : une fiction. Et que l’ensemble du processus de recrutement n’est rien d’autre qu’un jeu, une simulation de la réalité. La situation est d’autant plus paradoxale et amusante qu’oubliant la nature ludique de l’exercice qu’ils contribuent à animer, ils recourent de plus en plus au jeu comme outil, ce que l’on appelle en globish la « gamification ». Jolie mise en abyme : les joueurs qui ont oublié qu’ils jouent à un jeu s’inventent des jeux pour renouveler la partie… Bienvenue dans la Matrice…
Il faut dire que nos DRH ont des excuses. On ne cesse de leur proposer des tests de personnalité, des outils de profilage et des méthodes d’assessment de plus en plus sophistiquées (même si la plupart du temps, elles sont frappées de tares méthodologiques fatales) qui leur donnent le sentiment que le recrutement est désormais une discipline scientifique. Alors après avoir vu débarqué la neuneuro-science dans la salle d’entretien, rien de surprenant que l’arrivée de l’IA leur fasse perdre le peu d’esprit critique qu’ils leur restent encore.
Alors le recrutement, un jeu de dupe ?
Si l’on persiste dans l’ambition découvrir la « vraie identité » des candidats que l’on évalue, la réponse est indéniablement positive. Le recrutement est un jeu de dupes. Pour sortir de cette illusion, il nous faut relire les premières lignes de l’ouvrage incontournable d’E. Goffman « La mise en scène de la vie quotidienne » paru en 1973 :
« Lorsqu’un individu est mis en présence d’autres personnes celles-ci cherchent à obtenir des informations à son sujet ou bien mobilisent les informations dont elles disposent déjà. Elles s’inquiètent de son statut socio-économique, de l’idée qu’il se fait de lui-même, de ses dispositions à leur égard, de sa compétence, de son honnêteté, etc. Cette information n’est pas recherchée seulement pour elle-même, mais aussi pour des raisons pratiques : elle contribue à définir la situation, en permettant aux autres de prévoir ce que leur partenaire attend d’eux et corrélativement ce qu’ils peuvent en attendre. Ainsi informés, ils savent comment agir de façon à obtenir la réponse désirée[1]. »
Tout est dit : le décor de la scène de théâtre est planté, l’argument donné, le rôle des acteurs déterminé et les masques qu’ils sont appelés à porter distribués.
Mais au fait pourquoi les acteurs portent-ils des masques, plutôt que d’être spontanés et authentiques ? Parce que toute organisation – c’est même sa raison d’être – impose à chacun une civilité qui, sous la forme de règles tacites ou explicites, permet l’interaction et la coopération, précisément parce que loin d’y être soi-même, on y joue un jeu, on y remplit une fonction, et on y porte des masques : « le port du masque est l’essence même de la civilité. Le masque permet la pure sociabilité, indépendamment des sentiments subjectifs de puissance, de gêne, etc. de ceux qui les portent. La civilité préserve l’autre du poids du moi[2] ». La civilité est la condition de la coopération rendue possible par le fait que j’ai face à moi des « étrangers ». Tomber le masque, c’est s’imposer aux autres. Tomber le masque, c’est rompre le jeu et se mettre en danger en s’exposant.
Recruteurs et recrutés jouent un jeu dont on ne sort pas. Dès l’instant où l’on rédige sa lettre de motivation, le jeu commence. Il se poursuit en entretien ou en assessment. Et il prend toute sa signification et son ampleur, le jour où l’on entre dans l’organisation après avoir été « recruté ».
Managers et recruteurs n’oublions jamais que ce que nous évaluons, ce ne sont pas les « vrais individus » ou la réalité de la vie d’une organisation, mais des acteurs et des jeux. Rien de plus. C’est déjà beaucoup.
***Une première version de ce texte est paru dans le MAG RH du mois de mars 2023 consacré au recrutement. Il est disponible ici : http://www.reconquete-rh.org/MagRH21.pdf
[1] E. Goffman (1973). La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi. Paris : Editions de Minuit, p. 11
[2]R. Sennett (1979). Les tyrannies de l’intimité. Paris : Seuil, p. 264