Les approches en « intelligence émotionnelle » fleurissent. Si tenir compte des émotions dans la gestion d’équipes est une évidence, cela n’est pas une invitation à faire n’importe quoi. Or il y a de quoi avoir peur…
On ne compte plus les publications et les approches qui nous invitent à nous appuyer sur « l’intelligence émotionnelle » pour gérer ou animer des équipes. Si on peut combiner cela avec « l’intelligence collective », les portes du nirvana organisationnel nous sont alors ouvertes.
Il conviendra un jour de trier le bon grain de l’ivraie dans ces approches et, sur certains aspects, leur tordre le cou, notamment sur le terrain de la robustesse conceptuelle. Mais c’est une autre histoire.
Ce dont il est question ici, porte sur les conséquences pratiques et les outils dérivés de ces approches, plus particulièrement du « mood board », littéralement un « tableau d’humeur », soit un tableau physique ou virtuel sur lequel chaque collaborateur est invité à indiquer quotidiennement son « mindset » à l’attention des autres.
Dans un récent papier publié sur HR Today, une manager, adepte de l’exhibitionnisme des affects, décrit les bienfaits du naturisme du système limbique : « Cet outil a vraiment permis à l’équipe de partager leur authenticité et de s’autoriser à être vulnérable; ce qui a permis finalement de monter en puissance la performance collective et de renforcer la confiance au sein de l’équipe. »
Qu’y a-t-il à redire de cette félicité productive, fille du tripatouillage de la nouille égotiquo-émotionnelle ?
Mépris émotionnel
Il faut poursuivre la lecture pour que le grain de sable de la taille du rocher d’Uluru apparaisse : « Tous les matins, nous pratiquions cet exercice personnel au sein d’une belle énergie collective et de confiance. L’exercice n’était pas simple pour l’une d’entre elles et il nous a permis de comprendre qu’elle était dans l’illettrisme émotionnel. Cette pratique quotidienne qui s’est avérée difficile en premier lieu s’est finalisée par un beau cadeau d’exploration et de connaissance de soi. »
Tout est stupéfiant et révélateur dans cet extrait. Décortiquons.
Premièrement, relevons la confusion délibérée entre sphère intime et sphère collective que révèle la première phrase : un exercice personnel et intime devient une pratique publique de naturisme. Cette invasion de l’intime par le collectif n’est pas neuve, comme on peut s’en convaincre en lisant les ouvrages séminaux de Arlie Russel Horchschild (« Managed Heart » 1983 et « The Time Bind » 1997). Il franchit toutefois ici un nouveau cap avec l’injonction style « confession des alcooliques anonymes » de dévoiler publiquement son état émotionnel.
Relevons ensuite l’incroyable qualificatif jeté à la figure de la collaboratrice rétive à se découvrir : elle est victime « d’illettrisme émotionnel ». Il ne semble à aucun moment, aux yeux de la manager, que la personne en question puisse avoir de bonnes raisons de manifester de la réticence. Non. Celle-ci souffre de deux afflictions : 1° elle ne sait pas ce qu’elle ressent puisqu’elle ne parle pas le langage des affects, 2° sa réserve est le fruit d’une émotion qu’elle n’a pas encore appris à dominer. Tout est affligeant dans cette posture. Particulièrement, la violence de la qualification de la tare dont serait affligée la collaboratrice (« illetrisme »). Tare dont la manager ne semble visiblement pas mesurer l’impact émotionnel que cette gifle est susceptible de provoquer.
Notons enfin qu’après avoir affirmé le caractère positif de l’exhibitionnisme émotionnel, après avoir diagnostiqué une tare chez celle qui manifeste de la gène, vient naturellement l’étape du camp de rééducation au nom du Bien. Comme l’illettrée ne connait pas encore son bonheur, on va l’accompagner dans son parcours « d’exploration et de connaissance de soi » afin qu’elle rentre dans la norme souhaitée par la hiérarchie au bénéfice supposé du groupe. Nous voilà au coeur de processus de contrôle, de conditionnement et de rééducation à coup d’hygiène psychique, de développement personnel et de coaching émotionnel. Si le procédé apparaît de prime abord plus doux que le camp de rééducation sibérien, il ne diffère en rien sur les objectifs et sur la technique : diagnostiquer une tare, un manque avant d’engager l’individu, pour son bien, à entreprendre une transformation qui aboutit au conformisme du groupe. On est clairement dans un registre totalitaire de contrôle et de transformation de l’individu.
Défaite de la raison
Avec un peu de recul, on ne saurait être totalement surpris par ce genre de démarche et de propos qui ne provoquent pas l’opposition frontale qu’ils méritent. Cela participe de cette surémotionnalisation du management à coup de bienveillance, de bonheur au travail, de résilience organisationnelle et de changement de mindset. Toutes ses approches, dans leurs spécificités, enferment l’individu dans ses émotions.
Ici, la collaboratrice qui manifeste une forme d’opposition n’est pas considérée comme agissant avec de bonnes raisons, c’est-à-dire rationnellement. Non. Ignorante, illettrée, elle est victime de ses affects mal identifiés et mal gérés.
Tout cela est affligeant.
Que l’on ne nous présente pas cela comme une libération. C’est à un asservissement que l’on nous invite.
Il n’y a qu’une seule chose rationnelle à faire face à autant de bêtise : mettre le feu aux mood board et renvoyer les naturistes de l’affect au vestiaire !