Nos organisations se gavent de leurs « valeurs » comme autant de remèdes à tous leurs maux. Et si on s’en foutait complètement de ces « valeurs » ? Pourquoi ne pas s’intéresser plutôt aux comportements ?
« Les valeurs sont d’abord celles qu’on constate, avant d’être celles que l’on élit« . C’était en substance ce que je proposais de retenir comme principe, il y a quatre ans déjà dans une précédente chronique. Aujourd’hui, pas un post, un article, une méthode, un hochet managérial qui ne comporte une invocation aux « valeurs ». Valeurs de qui ? de quoi ? Lesquelles ? Pourquoi faire ? Il n’est pas impossible que trop souvent on prenne, en réalité, le problème à l’envers.
« Valeurs Ô Valeurs »
L’imprécation aux valeurs pour résoudre nos problèmes organisationnels « d’alignement« , de motivation, de créativité ou d’innovation relève d’une pathologie aiguë de jediisme, une forme managériale de pensée magique. Tout comme l’invocation faites aux mindsets pour transformer la matière organisationnelle, les valeurs auraient cette propriété magique, une fois élues, d’être miraculeusement transformées en comportements réels. C’est ainsi que nombre d’organisations élaborent des foultitudes de « chartes », de « référentiels » et autres « code » des valeurs de l’entreprise qui sont religieusement affichés dans les ascenseurs, envoyés par courriels ou inculqués aux employés dans les camps de rééducation que sont les séminaires de change management.
Et qu’en résulte-t-il ? Le plus souvent pas grand chose. Lorsque les organisations se lancent dans des enquêtes auprès de leurs membres sur les valeurs, elles déchantent : celles qui ressortent ne sont pas celles qui ont été placardées. Pire, les comportements constatés ne correspondent pas aux valeurs proclamées.
Doit-on être surpris par cet écart ? Nullement ! Pourquoi ? Parce qu’on a pris le problème à l’envers.
« It’s the behavior, stupid! »
Si l’affichage ou la proclamation de valeurs est utile comme boussole managériale, les valeurs ne sont pas des agents de changement organisationnel par leur simple énonciation. Le croire, c’est faire preuve de naïveté similaire à celle qui prétend qu’il suffit de décréter une « culture d’entreprise » pour la transformer. Pourquoi ? Parce que les valeurs sont les constructions sociales d’un groupe d’acteurs, avant que d’être des concepts ou des slogans. Dans les organisations, les valeurs sont le reflet des comportements. Pas l’inverse.
Les valeurs sont le produit d’interactions sociales complexes mélangeant stratégies, comportements et jeux de pouvoir entre les acteurs de l’organisation. Acceptons donc cette réalité et commençons par changer les pratiques avant d’en déduire des valeurs abstraites et déclamatoires. Vous prônez l’autonomie ? Commencez par en faire une réalité ! Vous érigez la confiance en valeur cardinale ? Alors n’assortissez pas le télétravail d’un contrôle renforcé par le biais de rapports d’activité ou de vidéo-conférences régulières juste pour vous assurer que votre collaborateur est bien devant son écran d’ordinateur !
C’est donc en travaillant sur les comportements que le dirigeant ou le manager doit agir. Pas besoin de passer d’abord par la case « valeurs ». On s’attaque alors directement à l’os : les comportements à encourager ou à corriger. Comment fait-on cela ?
- On commence par identifier ces comportements en les décrivant le plus précisément possible.
- On poursuit en cherchant la cause du comportement constaté. On se demande : « pourquoi cet acteur se comporte-t-il ainsi ou ne se comporte-t-il pas ainsi ?«
- Sur la base de cette première réponse, on s’interroge : « oui, mais pourquoi?« .
- Sur la base de cette nouvelle réponse, on s’interroge encore une fois : « oui, mais pourquoi? » Nul bégaiement ici, juste le fait qu’il faut forcer la recherche de la cause, car la première réponse n’est souvent rien d’autre qu’un symptôme et pas une cause.
- Lorsque l’on a bien identifié la cause et le problème, alors et seulement alors, on peut commencer à réfléchir à la manière de promouvoir ou réfréner le comportement visé en postulant que c’est moins les valeurs de l’acteur ou ses motivations psychologiques qui expliquent son comportement que la conséquence logique et rationnelle d’une analyse stratégique qu’il fait du contexte dans lequel il se trouve et des incitations ou injonctions (paradoxales) qu’il reçoit.
Un manager sociologue
N’oublions jamais que l’acteur dans les organisations est rationnel. Il a de « bonnes raisons » de se comporter comme il le fait. Loin de n’être que le produit de ces émotions, de ces biais ou de ses valeurs, il agit, il joue avec l’organisation de façon stratégique. Non seulement n’est-il pas « authentique », mais il porte un masque, joue un jeu avec son organisation. Cette dernière peut bien proclamer que l’autonomie est une valeur cardinale, si dans le quotidien toute erreur est sanctionnée, ou que l’acteur « autonomisé » ne dispose pas des moyens concrets d’agir, celui-ci adoptera une posture de dépendance en faisant valider tout ce qu’il a à faire à sa hiérarchie. Hiérarchie qui conclura faussement que l’acteur en question à un problème de mindset alors qu’elle est la cause directe du comportement de l’acteur…
Viser à modifier les comportements pour pouvoir constater les valeurs que l’on souhaite promouvoir à la fin est la seule manière de ne pas tomber dans le jediisme managérial qui ronge nos organisations et dont se nourrissent le coaching neuneu et le change management rééducatif.