Le management des petits pois

Il est un terme dans la bouche des plupart des managers et autres DRH : l’alignement. On serait bien inspiré de remplacer le rêve d’autocrate qu’il trahit par un management stratégique des équipes. Quelques pistes.

C’est à croire que nos managers et nos DRH se sont transformés alternativement en magasiniers qui installent des boites de petits pois dans les rayons, en caporaux nord-coréens qui contrôlent les rangs pour un défilé militaire et en chefs de peloton d’exécution qui mettent en rang les condamnés à mort dos à la fosse commune. Tous n’ont qu’un mot à la bouche : alignement. Alignement sur les valeurs, les objectifs, les défis etc.

Les mêmes qui rêvent d’un alignement des acteurs dans les organisations, nous abreuvent, en même temps, de concepts mous comme « créativité », « disruption », « diversité » ou « neuro-atypie ». Souples du bulbe, ils nous expliquent que contradiction il n’y a pas et qui si nous y trouvons à redire, c’est que nous n’avons pas embrassé la « pensée complexe »…

Aligner les équipes est un rêve d’autocrate – ou de leader (ce qui revient à peu près au même) – autant qu’une illusion qui dissimule mal une compréhension tout à fait défaillante de ce que sont réellement les organisations. Loin d’être des royaumes de l’harmonie et de la créativité bienveillante, nos organisations sont une agrégation de principautés et de vassaux qui n’ont que très rarement, si ce n’est jamais, une vision unifiée et commune de leur nature, de leurs objectifs ou de leurs valeurs. Les acteurs dans les organisations jouent, négocient et font croire à leur adhésion. L’acteur jouissant toujours d’une certaine autonomie, il en use pour défendre ses intérêts. Et c’est bien parce que cette liberté ou cette capacité de nuisance perturbe l’organisation que l’on vise désormais à transformer intimement les acteurs et à les aligner, tâche confiée au leadership transformationnel.

Cette opération de formatage est voué à l’échec. Tout au plus, peut-on espérer une convergence partielle, temporaire, locale et intéressée des intérêts des acteurs. Et cela est somme toute bien satisfaisant. Sans compter que la tâche pour y parvenir est déjà assez difficile.

Vers un management stratégique

Se départir d’un leadership transformationnel et du fantasme de l’alignement est possible. Il convient de suivre quelques règles assez simples*.

  1. Abandonner l’idée qu’en transformant les acteurs on transforme l’organisation et adopter une conception interactionniste et transactionnelle du management. Cela nécessite d’accepter que l’important n’est pas ce que les acteurs pensent de l’organisation, de ses valeurs ou de ses objectifs, mais ce qu’ils font au jour le jour, sans jugement a priori moral ou évaluatif;
  2. Accepter que les acteurs simulent, dissimulent, négocient, résistent, collaborent et soutiennent alternativement. Cela signifie que le comportement des acteurs est stratégique, opportuniste et instrumental. Ils agissent parce qu’ils ont de bonnes raisons, pas parce qu’ils ne perçoivent pas les enjeux, ne les comprennent pas ou parce qu’ils sont victimes de déficiences cognitives, émotionnelles ou intellectuelles;
  3. Considérer que les acteurs jouent un jeu dans lequel, ils visent à préserver au mieux leur autonomie et leur liberté d’action. Voilà les bonnes raisons qui motive leur comportement. Chercher à aligner leurs « mindsets » n’aura pour conséquence que de renforcer leur comportement stratégique de simulation ou de résistance.
  4. Adopter un management qui est symétriquement lui aussi stratégique, opportuniste et instrumental reposant prioritairement sur les transactions entre acteurs. Cela signifie que la responsabilité première du manager est de créer les conditions de la coopération en jouant avec les acteurs, en les impliquant, en négociant, en fixant des objectifs, en créant des « bacs à sable » de l’innovation, en adoptant une vision fonctionnaliste du leadership.
  5. Résister à la tentation de la formalisation des procédures, à la bureaucratisation progressive des organisations. Cela signifie préserver des ZIAD « zones d’incertitudes à défendre », pour que l’autonomie des acteurs soit préservée et que le jeu de l’innovation puisse se dérouler.

Bref, renoncer à aligner les petits pois, c’est renoncer à envoyer les collaborateurs dans des camps de rééducation, ce en quoi consiste le change management. C’est prendre les collaborateurs au sérieux, les traiter en adultes et compter sur leur rationalité avant que d’en faire des choses inertes ou à l’inverse des boules d’émotions et de biais cognitifs.

* Développé dans C. Genoud (2023). « Leadership, agilité, bonheur au travail : Bullshit! ». Paris: Vuibert, 208p

Publié dans Management, Organisations, Uncategorized | Laisser un commentaire

Lectures managériales estivales

L’été offre l’occasion de lire d’autres choses que des rapports ou des articles de revues. Petit florilège de bons livres.

V. des Courrières (2023). « Le management totalitaire ». Paris : Albin Michel

Journaliste à l’hebdomadaire Marianne, V. des Courrières dresse un portrait accablant des pratiques et des tendances du management contemporain en France, faisant écho à l’ouvrage de T. Brière « Toxic management » publié en 2021. Au-delà des témoignages recueillis, l’autrice tisse le fil rouge qui relie ces pratiques : l’accroissement du contrôle et de la pression sur les travailleurs pour mieux les « aligner ». On est assez loin des posts inspirants des réseaux sociaux professionnel et cela fait du bien, même si cela fait mal.

F. Gatti (2023). « L’autruche et le curieux ». Paris : Enrick Editions

Il y a peu, un journaliste m’interviewant me demande si j’ai lu un bon livre de management ces derniers temps. Je lui ai immédiatement parlé du livre de F. Gatti. Le hasard faisait que le lendemain le même journaliste le rencontrait pour un échange. Quelques semaines plus tard, je croisais le fer avec l’auteur lors d’une journée de conférence à Valenciennes… Il faut dire qu’au-delà des divergences qui nous séparent sur le leadership ou sur les entreprises libérées ou organiques par exemple, nous partageons un même souci de fournir au manager des outils de compréhension de l’engagement et de ce qu’est une organisation en faisant notamment appel à la sociologie des organisations (la préface est signée de F. Dupuy. Rien de moins!). L’ouvrage de F. Gatti est fouillé, riche, foisonnant et offre un vrai bouffée d’air à tout manager désireux de sortir des sentiers battus des fadaises contemporaines.

S. Dieguez (2023). « La force de nos bugs ». Paris : HumenSciences; S. Dieguez & N. Gauvrit (2023). « L’expertise sans peine ». Paris : Elliot Editions.

S. Dieguez, chercheur en neurosciences à l’Université de Fribourg est prolixe. Il publie en quelques mois deux ouvrages. Le premier remet à leur place quelques idées préconçues véhiculées par les neuneurocoaches (entre autres) sur le fonctionnement de notre cerveau qui ne serait qu’une masse gélatineuse inefficace et une accumulation de biais. Sauf que notre cerveau est un Kloug (ou kluge), un bricoleur parant au plus optimal. Dieguez nous rappelle que cela n’est déjà pas si mal.

Le second ouvrage, co-écrit, est un manuel hilarant pour devenir un bon bullshiteur. Pédagogiques, les auteurs nous prennent par la main et nous invitent à faire des exercices pratiques pour devenir l’expert que vous vous devenir. Devenez coach alchimique ou quantique et soyez invité en permanent pour vendre votre puits de pseudo-science. Ouvrage incontournable, on vous dit !

Bonnes lectures.

Bel été !

A la rentrée pour de nouvelles chroniques !

Publié dans Management, Organisations, Uncategorized | Marqué avec | 4 commentaires

Leadership, agilité, bonheur au travail… Bullshit!

Le 25 avril 2023 sort aux Editions Vuibert l’ouvrage que j’ai écrit tout au long de l’année 2022. Avant que les lecteurs ne s’en emparent, il est encore temps de revenir sur sa gestation et sur son propos.

Si vous suivez ces “Chroniques managériales”, le propos du livre ne devrait pas vous surprendre. Avec un ton humoristique, caustique et parfois polémique, je dissèque une dizaine d’idées, d’approches, de figures du management contemporain, dont nombre d’entre-elles ont été discutés sur ces pages du blog du Temps.

Leadership, organisations libérées, agilité, résilience, change management, design thinking, bonheur au travail, bienveillance, mindsets, développement personnel. Voilà les dix figures du bullshit managérial qui sont passées à la moulinette d’une critique reposant autant sur une lecture attentive des références pertinentes en sociologie, en science de gestion ou en philosophie que sur une pratique personnelle du management.

Tout a commencé lorsque l’on m’a demandé de donner une journée de cours sur l’innovation publique à la Haute école de gestion de Genève dans le cadre d’une formation pour des managers publics. Cette journée s’est transformée en cinq jours, avant que l’on me confie également un module complet consacré aux théories de la décision au sein d’un master en prospective.

Après avoir quitté le secteur académique et la littérature managériale pendant une quinzaine d’années, il me fallait me mettre à la page. J’ai alors interrogé des connaissances sur ce qu’il fallait absolument lire en management. Les conseils ont afflué. Parmi les références incontournables deux sont ressorties en tête :

  • “Theory U” de O. Scharmer
  • “Reinventing Organizations” de F. Laloux

Je me suis exécuté et j’ai lu en priorité ces deux livres.

Quelles purges !

Au fur et à mesure de leur lecture je ne cessais de me dire : “c’est une plaisanterie”, “c’est affligeant de nullité”, “comment peut-on écrire autant de c…?” Et puis, j’ai poursuivi en dévorant dans un même mouvement les S. Sinek et autres S. Covey. Même vertige : c’est nul, archi-nul !

Est alors née une interrogation : comment a-t-on pu en arriver à ce que la littérature managériale soit devenue ce puit sans fond de fadaises, ce fatras conceptuel, cette collection d’affirmations gratuites sans aucun appui empirique sérieux? Comment a-t-on pu oublier, effacer ce que la discipline a pu écrire de plus interessant durant les décennies précédentes?

Je me suis alors lancé dans l’aventure de ce blog avec pour objectif de rendre compte de cette dérive, de cet appauvrissement du management. Son succès relatif a attiré l’attention de quelques lecteurs sur LinkedIn. A tel point que l’un d’entre eux, éditeur, m’a contacté pour me proposer de faire un livre sur ce bullshit managérial. Dix-huit mois plus tard, voici ce livre. Conclusion d’une réflexion ou première étape d’un ouvrage plus large ? Qui sait ?

J’espère que celui-ci saura vous convaincre, ou à défaut stimuler la discussion. Je me réjouis de vos remarques. Pour ma part, je continuerai à explorer la jungle du bullshit.


L’ouvrage est illustré par Luc Tesson.

Les premières pages de l’ouvrage sont consultables (avant-propos et introduction) ici.

Il sera en librairie en France dès le 25 avril 2023. Quelques jours plus tard en Suisse.

On peut le commander également sur Payot.ch, Fnac.ch, Fnac.com ou Amazon.fr

Publié dans Management, Organisations | 3 commentaires

“Maman, je veux être coach alchimique”

Sur LinkedIn se multiplient les titres et les fonctions les plus délirants sur les profils personnels. Petit panorama authentique avec décodage.

Pas toujours simple de naviguer sur les réseaux sociaux professionnels et comprendre la signification des titres et fonctions des profils que l’on y croise.

Rien que pour vous, on met à votre disposition un traducteur de bullshit :

  • Provocatrice d’action : Lulu, native de Nantes
  • Facilitateur agile : yogi corporate
  • Product philosopher : BHL d’industrie
  • Digital ethitist : oxymore sur jambes
  • Marketing evangelist : pléonasme en costume
  • Créatrice de liens : Maîtresse bondage
  • Exponential entrepreneur : logarithme TEDx
  • Thought leader : fusil à un coup, une idée par mission
  • Digital shaper : pervers polymorphe numérique
  • Activiste créatif du monde digital : se colle les mains aux écrans d’ordinateur
  • Esthète de la complexité : Edgar Morin romantique
  • Chaman d’entreprise : serial champignoneur 
  • Explorateur et accompagnant dans la complexité : Edgar Morin gonflable (version gonflante incluse)
  • Pragmatic advisor : se fait payer avant d’avoir donné son conseil
  • Pépiniériste d’employabilité : casseur de noyaux
  • Serial smiler : Joker
  • Booster de liquidités : bitcouineur
  • Porteuse de sérénité : lexotanil humain
  • Coach, formateur, et accompagnateur de l’intelligence collective : organisateur de hackathons pour les Darwin Awards
  • Expert sur le dépassement de soi : Hamilton Lewis de l’Être
  • Coach narratif de dirigeants et d’équipes dirigeantes : bullshiteur
  • Chief Dreaming Officer : fournisseur de beuh
  • Organisologue : proctologue reconverti
  • Agitateur d’apprenants : Orangina dual
  • Chercheur d’axe d’amélioration : chien truffier
  • Human Holistic Specialist : Dieu (ou Coach)
  • Couturière des mots positifs : enfileuse de perles
  • Auteur & Apprenti de la Vie – Acteur de l’Equité – Expert en Management des Hommes et du Changement : Vit Tout En Majuscule
  • Neurodiversity consultant : aliéniste d’entreprise
  • Chief Heart Officer : défibrillateur d’entreprise
  • Cultural Broker : &%dag/88HTRSXB
  • Neotransitionneur : même ChatGPT ne sait pas ce que c’est !
  • Dream manufacturer : Error 404
  • Chief Empathy Officer : chef de la brigade des pleureuses
  • Chief Cognitivist Officer : spécialiste de la marche de biais certifiée par le Ministry of Silly Walks, plus communément appelé “crabe d’entreprise”
  • Eveilleur numérique de leader : Simon Sinek du Multiverse
  • Agitatrice de valeurs : Orangina éthique
  • Cultivatrice sociétale : hydroponiste bobo (pléonasme)
  • Coach alchimique : plombeur d’ambiance
  • Accompagnatrice de transition et de raison d’être : Escorte sinekienne
  • Sage-femme de talents, d’excellence et de raison d’être : Maïeuticienne multitaskée

Et vous ? Quels sont les titres les plus pourris que vous avez trouvés sur LinkedIn ?

Publié dans Innovation | Laisser un commentaire

Le management 3D (Directif, Débile, Défaillant)

Le management est présenté de plus en plus souvent comme le maniement de techniques. Techniques qui abrutissent plus souvent qu’elles ne libèrent.

Avez-vous remarqué qu’il y a souvent un nombre magique pour présenter une méthode, une technique ou une approche managériale ? Visez un peu : les 3 étapes du changement de Lewin, le management avec les 5 accords toltèques, la 5ème discipline de Senge, les 5 phases du Design Thinking, les 7 habitudes de ceux qui réalisent tout ce qu’ils entreprennent de Covey, le programme de changement en 8 étapes de Kotter* etc. Au-delà du caractère marketing de la chose, cette façon de concevoir le management est révélateur de ce qu’est devenu ce noble art : la transformation des managers en algorithme, l’avènement d’un management 3D : directif, débile et défaillant.

Exécutons… le plan

Loin d’être un art ou un artisanat, le management consiste désormais largement en l’application de techniques dérivées d’une “science”. Revues, ouvrages, formations, séminaires sont autant de supports pour transmettre aux managers des outils qu’ils n’ont qu’à appliquer dans leurs organisations pour favoriser l’innovation, le changement, la créativité, le bonheur au travail ou le transit intestinal. Les “talents” vantés urbi et orbi par les RH, qui en ont fait l’alpha et l’oméga du recrutement, ne sont que le cache-sexe d’une stratégie qui vise à sélection des “soft-skills” ; skills d’autant plus softs qu’elles doivent principalement servir aux managers à faire passer la dernière technique managériale à la mode comme un truc cool, efficace, efficience, créatif et innovant. Bref, le manager est transformé en app : une interface cool et design (soft skills) à l’extérieur, un algorithme directif à l’intérieur (méthode).

It’s the method… stupid !

Sur le papier, ces techniques seraient dérivées de l’observation scientifique du fonctionnement des organisations. Elles sont donc censées correspondre à une certaine réalité de la vie des organisations. C’est malheureusement de moins en moins souvent le cas. Pour au moins deux raisons. Premièrement, pour se démarquer sur la marché des modes managériales, chaque auteur doit se distinguer et proposer “sa” méthode. Et ce qui marche furieusement de nos jours ce sont les approches spiritualo-égotico-neuneuroscientifico-new-age. Le principe en est simple : le manager doit se transformer lui-même avant que de transformer son organisation. Scharmer, Laloux, Covey, Sinek et cie alimentent le flux de ces fadaises qui visent à faire internaliser au manager (et aux employés plus généralement) des règles de comportements prédéfinies. Le deuxième raison tient à ce que certaines méthodes visent délibérément à s’extraire de tout lien avec la réalité de l’organisation. Conçues in abstracto ou s’appuyant sur les “neuneurosciences“, elles consistent en l’application d’un plan, d’un schéma que l’on applique quelle qu’en soit la réalité de l’organisation. Les “méthodes agiles” et le design thinking en sont de bons exemples. Résultat doublement débile : on prend le manager pour un idiot et on met en oeuvre des outils qui manquent de vigueur intellectuelle, de puissance et d’efficacité, car détachés de la réalité quotidienne des organisations.

Un management hydroponique

Ces techniques font naître des espoirs qui ne peuvent dès lors qu’être déçus, car hors-sols, sans consistance conceptuelle ou empirique, transformant le management en l’application d’un algorithme. Rien de surprenant à ce que les résultats soient rarement au rendez-vous. Si l’on considère que le management est l’art de s’accommoder du réel, de l’imprévu, voire du tragique, ces techniques ne fournissent que des outils défaillants au manager.

Au final, le manager en sait-il plus sur son organisation en recourant au management 3D ? Est-il mieux en mesure de naviguer au sein de son organisation et d’agir ?

Clairement pas.

On ne lui en demande pas tant.

Comme tout app, il fonctionne sur le principe d’une éolienne à faible rendement : beaucoup de vent, faible puissance développée.

*Il y a un intrus dans la liste. Encore que…

Publié dans Uncategorized | Laisser un commentaire

Management et neuneuro-sciences

Les neurosciences ont envahi le management. Plus souvent pour le pire que pour le meilleur. C’est le royaume des neuneuro-coachs !

Vous voulez être au courant des dernières nouveautés scientifiques dans un grand nombre de disciplines? Suivez les modes managériales ! Une avancée dans la physique quantique ? Dans les mois qui suivent, apparait le “coaching quantique”. Une découverte en biologie ? Voilà qu’on nous propose les “organisations cellulaires” et le bio-management. Observation d’une nouvelle exoplanète gazeuse proche d’un trou noir ? Voilà qu’on nous annonce la sortie des derniers livres d’Edgar Morin et de Simon Sinek… Il n’y a pas de coïncidences…

En matière de pompage foireux, les neurosciences sont les Uber-victimes des Géo-Trouvetout du management. Disrupteurs en diable, ils créent sous nos yeux le neuneuro-management, cet eldorado pour coachs désoeuvrés et gogos en quête de sens.

Le plastique, c’est fantastique

Nos neuneuro-coachs ont découvert que le cerveau était plastique (d’abord ils ont cru “en plastique”…), soit qu’il était capable de se “remodeler”, bref qu’il fait preuve de neuroplasticité. Ils ont déduit de cette faculté, filant l’analogie matière-pensée propre au jediisme, que l’on pouvait ainsi modifier volontairement nos pensées et “reprogrammer” ou “reconfigurer” notre cerveau à volonté; à l’aide d’un coach, il va sans dire.

Cela n’est sans doute pas complètement faux, mais un peu simpliste quand même. Ce n’est pas parce que le cerveau est physiquement capable de recomposer des réseaux neuronaux, que la pensée en nécessairement est bouleversée. La cognition est plus que la circulation d’influx électriques et d’échanges chimiques dans une masse gélatineuse d’un 1.5 kilos. Ce qui est par contre assuré, c’est que les neuneuro-coachs, dont la plasticité neuronale est gélifiée, sont capables d’affirmer ce genre de chose :

“Le cerveau ne fait pas de différence entre une situation réelle et imaginaire. Cela veut dire qu’il est possible de visualiser certaines situation et de s’y projeter positivement (HR Today 2022 : 22).”

Qu’a voulu nous dire notre neuneuro-coach ? Il a peut-être cherché à nous faire comprendre que matériellement dans les deux cas, sur le plan physiologique, les mêmes phénomènes et mécanismes sont observables dans le cerveau, que le détenteur du blob cérébral en question soit confronté à une situation réelle ou fictive. C’est possible, mais que doit-on en tirer ?  En fait, il est bien possible que les termes de l’affirmation (non différentiation et visualisation positive) soient corrects chacun en eux-mêmes, mais rien ne prouve qu’ils le soient ensemble causalement. Notre neuneuro-coach ne démontre rien. Il assène.

C’est là toute l’astuce à laquelle recourent les neuneuro-coachs en tous genre : ils créént une équation fictive en joignant deux termes indépendants l’un de l’autre, ce qui donne à l’affirmation l’aspect de l’évidence ou de la scientificité. Aucun développement, aucune démonstration, une simple affirmation. Un décret.

Neuneuriser pour mieux relationner

Mais au fait, ça sert à quoi les neurosciences dans le management ? Cela sert à “relationner” et manager plus efficacement (Sautivet 2020: 15). Comment ? Comme cela :

“Les découvertes scientifiques de ces dernières années permettent de comprendre les zones du cerveau à l’oeuvre dans toutes les situations (émotions, apprentissage). Savoir quelles zones sont activées permet de comprendre ce qui se passe dans le cerveau et décrypter ces mécanismes permet d’appréhender les comportements pour ce qu’ils sont : des réactions réflexes, non maîtrisées et issues de nos habitudes” (Sautivet 2020 : 20).

Passons sur la technique de la juxtaposition (zones du cerveau => mécanisme d’appréhension des comportements) désormais bien connue. En quoi, connaître la zone du cerveau nous donnerait-il une explication sur le comportement analysé ? – Eh ben pasque si on constate que votre système limbique est activé lorsque vous êtes en colère, c’est que vous êtes sous le coup d’une émotion ! – Super ! Et alors ? – Ben alors, c’est pas bien. – Et pourquoi ? – Pasque ! En fait, la référence à la localisation de la zone du cerveau ne sert à rien. Localiser la boite de vitesse dans une voiture ne sert pas à grande chose en soi. Cela ne nous dit pas grand chose de son rôle et de son fonctionnement.

La référence aux neurosciences ne sert en réalité qu’à asseoir le discours lénifiant et ordinaire du développement personnel :

“Il nous faut prendre de la distance par rapport à notre vision de la réalité, par rapport à nos croyances et à nos pensées encadrées ou limitantes. Sans ce renoncement à nos certitudes, il ne peut y avoir d’évolution réelle de notre pensée, de nos émotions et de nos actes” (Sautivet 2020 : 94)

Une fois balancée la référence aux neurosciences en préambule, on peut bullshiter à donf; il n’y a plus de limites.

Diafoirus du blob

La neuneuro-science pratiquée par nos Diafoirus du blob consiste en un recours foireux aux neurosciences (la plupart du temps mal digérées) pour assaisonner le traditionnel brouet indigeste du développement personnel et de la psychologie positive. Les neuneuro-coachs sont des pratiquants de l’amalgame, de l’ellipse, du raccourci et de la simplification. Ils produisent du bullshit managérial en infusion, en suppositoire et en aérosol.

Ce faisant, ils donnent une image déformée des neurosciences. Et nous prennent pour des c….

Tiens ! Au fait, on la localise où la connerie ?

Références :

HR Today (2022). “Les neurosciences ont légitimé les liens entre émotions et rationalités”, in HR Today, N°6/2022. pp. 21-24

Sautivet, L. (2020). Le neuro-manager. Managez et décidez avec les neurosciences. Paris : Vuibert.

Sur les abus en matière de neurosciences dans le management, on ne saurait trop conseiller le podcast Meta de Choc et notamment cet épisode :

Publié dans Uncategorized | 3 commentaires

“Ingénierie des libertés” : Koitèce ?

Les organisations ne sont pas un lieu d’harmonie. Y règnent le jeu, la négociation et le conflit. Mais doté des bons outils d’analyse et d’intervention, on peut y instaurer une coopération productive.

Avec un titre qui joue sur l’oxymore grandiloquente “Ingénierie des libertés”, l’ouvrage avait de prime abord tout pour alimenter une chronique féroce. On aurait pu conclure rapidement que l’on avait entre les mains la dernière version en date d’une recette managériale neuneu. Et puis, en s’y plongeant, on découvre un propos pertinent, une approche solide et des outils simples et concrets.

Alors bien sûr, l’ouvrage manie de grands concept et promeut de nobles vertus : “confiance”, “autonomie”, “légitimité”. Mais ce qui sépare cet ouvrage de la plus part de la production managériale contemporaine, ce sont deux choses.

La première est de ne pas être “rousseauiste” et de ne pas partir du postulat de la bonté et de la bénévolence des acteurs dans les organisations : “les individus sont créatifs, mais il ne sont pas naturellement fiables ou vertueux, tout en étant capables de désintéressement et d’abnégation, il sont aussi cupides et ambitieux” (p. 52). On est assez loin des entreprises opales, libérées ou cellulaires et autres fadaises du genre, qui alimente l’hypocrisie organisationnelle produite par l’écart entre le discours et la réalité, le dire et le faire, les bonnes intentions et les résultats.

La seconde différence est que l’approche repose sur un fondement théorique solide et explicitement revendiqué par les auteurs, soit la sociologie des organisations des Crozier, Friedberg et Dupuy. On part donc des acteurs et de leur rationalité pour comprendre l’organisation et pour agir sur les comportement en visant à accroitre leur autonomie (ou liberté) tout en tenant compte des règles du jeu institutionnel. En reconnaissant que les acteurs n’ont pas la même vision des buts de l’organisation, ou les mêmes intérêts à défendre, les auteurs développent des outils d’analyse et d’intervention pour les managers qui permettent de combiner les stratégies d’acteurs en s’appuyant sur leurs compétences (légitimité) et leur sens de l’initiative.

Autonomie et travail effectif

Les outils de l’ingénierie proposée visent moins à organiser le travail effectif, qu’à coordonner l’autonomie des acteurs dans la production du travail au quotidien. Car, au fond, le management c’est cela : conjuguer les autonomies des acteurs dans le sens de l’action collective. On est donc proche des approches de la “coordination conflictuelle” développée par Yves Clot qui organise la production du travail par un échange structuré autour de la “qualité du travail”.

C’est encore à une innovation ordinaire chère à Norbert Alter que nous invitent également les auteurs, lorsqu’il valorisent la liberté des acteurs comme création “d’aléas”, autre manière de dire “déviance”, comme source de l’innovation. C’est à trouver un équilibre (précaire) entre perturbation, autonomie et règles institutionnelles de la coopération que l’on nous invite.

Outils d’analyse pertinents

Tout cela pourrait sembler très abstrait, tant le propos est parfois verbeux. Il n’en est rien en fait. L’ouvrage propose 22 “exercices” ou outils pour rendre concrète cette ingénierie. Pas de recettes toutes faites, mais des outils d’analyse de votre organisation et des enjeux autour d’une ambition mobilisatrice. C’est la force de l’approche : donner les outils de compréhension avant d’agir. On y retrouvera sous des formes un peu différentes des tableaux s’inspirant du sociogramme ou de la grille d’analyse stratégique de la sociologie des organisation ou des schémas d’identification des acteurs inspiré du management des réseaux d’acteurs (Network Management).

Il y a suffisamment peu d’ouvrages et de manuels de management qui s’appuient sur un socle théorique robuste pour ne pas rater les rares qui se plient à cette impératif. D’autant que celui-ci, malgré quelques propensions à en faire un peu des caisses en terme de terminologie, est incontournable. Pour ma part, les outils d’analyse qu’il propose figureront en bonne place dans mes enseignements.

Référence :

M. Davy de Virville, M. Thénenet & C.-H. Besseyre des Horts. (2022). Ingénierie des libertés. Manager en étant plus libre, lucide et efficace. Paris : Vuibert

Publié dans Uncategorized | Laisser un commentaire

Gourous du management : ésotérisme et new age

Dans une précédente chronique, nous nous étonnions de l’apparition du “leadership spirituel” dans le champ du management, un puit sans fonds de propos neuneus et non-scientifiques. On commence vraiment à s’inquiéter quand un des ouvrages en question est “labellisé” par la Fédération Nationale pour l’Enseignement et la Gestion des Entreprises (FNEGE), une fondation française qui comprend dans son conseil d’administration des représentants ministériels, et des professeurs d’université ou du Collège de France… Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Les sciences de gestion et le management seraient-il devenus des promoteurs de l’irrationalité et du n’importe quoi ? C’est malheureusement le cas. Le terme de “gourou” du management n’a jamais aussi pertinent qu’aujourd’hui. Penchons-nous sur le cas Otto Scharmer. C’est édifiant.

Gallilée vs Jean-Claude Van Damme

Lorsque je me suis à nouveau mis à lire de la littérature managériale après une interruption d’une quinzaine d’année, on m’a conseillé, pour me mettre à jour, deux ouvrages : “Reinventing Organization” de F. Laloux et “Theory U” d’Otto Scharmer. J’ai déjà eu l’occasion de dire quelques mots du premier dans une précédente chronique et j’aurai l’occasion de développer dans un ouvrage en cours d’écriture. L’ouvrage de Scharmer (2016, 2018) est devenu un classique du coaching, du développement personnel et de la transformation des organisations. Quel est son propos ?

Scharmer nous propose d’adopter sa méthode en U qui est une “technologie sociale” qui nous fera passer d’une “conscience égo-systémique” à une “conscience éco-systémique” (2018:36). Elle consiste à procéder à un voyage intérieur individuel et collectif en s’appuyant sur un “esprit ouvert”, “un coeur ouvert”, “une volonté ouverte” en passant par trois étapes (observer, rentrer en soi, prototyper) tout en suivant un processus en cinq mouvements (co-initier, co-sentir, co-présencer (sic), co-créer, co-développer). En quelques mots, il s’agit de se transformer pour transformer nos organisations et sauver le monde, victime d’une triple crise : écologique (division du soi et de la nature), sociale (division du soi et de l’autre) et spirituelle (division du soi d’avec le soi) (2016 :2).

Pour établir une certaine crédibilité à sa “théorie”, Scharmer annonce la couleur (2018: 10): son processus en U puise dans différents courant de la conduite du changement: la recherche-action et l’organisation apprenante de P. Senge et cie, le design thinking de T. Brown, le travail de développement de la conscience, les sciences cognitives et la phénoménologie de F. Varela et cie et le mouvement des droits civiques de Luther King, Mandela et Gandhi (manque le Dalai Lama, mais il est pas loin)… Comme on peut le constater Scharmer embrasse large et de façon oecuménique… Il faut dire qu’il ne vise rien de moins qu’une transformation de la science pas moins révolutionnaire que celle de Gallilée (2016 : 15) reposant sur une “awareness based action” probablement inspirée par Jean-Claude Van Damme.

Une révolution régressive

Scharmer est Maître de conférence au prestigieux Massachusetts Intitute of Technology (MIT), il se doit donc de donner quelques cautions scientifiques à son approche surtout s’il nous promet une révolution scientifique. Problème : c’est du vent ! Jugeons-en ! Parmi les sources d’inspiration de notre gourou (2016 : lxi, ss.), relevons en deux :

  • Ken Wilber pour ses travaux sur les états de consciences et de développement et sa “théorie intégrale de la conscience” dont le contenu relève clairement du New Age neuneu qui se donne des airs de scientificité en nous expliquant que toute réalité est composée d’une particule fondatrice : le holon…;
  • Fransisco Varela, neurobiologiste chilien qui a allègrement surfé sur les analogies scientifiquement douteuses entre le vivant et le social avec ses notions de “autopoïese” et d’auto-organisation (Terré 1998 : 9ss.). Notions également reprises par le prix Nobel de la rigueur scientifique qu’est Frédéric Laloux avec son “Reinventing Organizations”.

La réalité, c’est que le propos de Scharmer ne repose sur pas grand chose d’autres que des anecdotes, des concepts mal ou peu définis, des affirmations rarement soutenues par des références bibliographiques explicites. Sa “théorie” n’est rien d’autre qu’une mode managériale (Kühl 2016 : 3) sans fondement empirique démontré et sans base théorique solide (Heller 2019).

Scharmer a raison, il nous propose bien une transformation de la science: celle qui consiste à revenir à une conception pré-Galiléenne de la démarche scientifique, irrationnelle, spiritualiste et ésotérique ! Il nous le dit clairement en plaçant Rudolf Steiner au pinacle des inspirateurs de sa théorie.

Anthroposophie, ésotérisme et occultisme*

A trois reprises dans son ouvrage (2016 : 30-1), Scharmer rend hommage à Rudolf Steiner le père fondateur de l’anthroposophie, un mouvement ésotérique et occultiste dont l’empire s’étend notamment aux Ecoles Steiner-Waldorf, aux produits de soin Weleda et à la “médecine anthroposophique”, en passant par l’agriculture avec la biodynamie et sa marque Demeter. Autant de pratiques sans aucun fondement scientifique, mais complètement délirantes, auxquelles il fait encore allusion à mot couverts dans son oeuvre :

  • Promotion de la “salutogénèse” comme alternative à la “pathogénèse” (2018: 166) sur laquelle s’appuie la pseudo “médecine anthroposophique”;
  • Promotion de la “pédagogie” des Ecoles Steiner-Waldorf : “Education 4.0 : système reliant les étudiants à leurs sources de créativité et leur essence humaine, permettant de sentir et de développer les possibilités émergentes (sic). Ce système d’apprentissage profond est déjà mis en oeuvre dans certaines écoles alternatives et l’ensemble du système scolaire finlandais” (2018 : 168)
  • Promotion de la biodynamie : “Les fermes deviennent des lieux de renouveau et de ressourcement économique, écologique, social, culturel et spirituel et des espaces de guérison des écosystèmes” (2018 : 168).

Quand ça va tout droit, ça va dans le U 

On veut croire que la plupart des lecteurs n’ont pas relevé ces références par ignorance ou par paresse. Le problème ne serait pas si inquiétant si la Théorie U n’était pas devenue mainstream dans les milieux du coaching, du développement personnel et surtout si son contenu n’était pas relayé dans le monde académique. Il suffit de quelques clics pour relever le nombre incalculable de coachs qui en font le fondement de leur méthode et de leurs pratiques. Quant au monde académique, on trouve de plus en plus souvent des formations délivrées par des universités ou des “business schools” : l’université de Strasbourg délivre un diplôme “Leadership, Méditation, Neurosciences” au sein duquel la Théorie U figure en bonne place ou encore la Haute Ecole de Gestion de Genève qui propose un Certificate of Advanced Studies (CAS) en “Bonheur dans les organisations” dont le processus d’apprentissage s’appuie sur les travaux de Scharmer.

Alors quoi ? Faut-il se résigner à constater que le management prend toujours plus un tournant spiritualiste, irrationnel et obscurantiste ?

Non. On peut au contraire chercher à mettre en lumière ses fondements délirants dans l’espoir que l’on se rendra compte au mieux de son inanité, au pire de sa dangerosité.

Le bullshit est spirituel. Dommage qu’il ne soit pas drôle, on pourrait en rire.

Pour le moment, c’est à pleurer.

Références :

W. Heller. The Philosophy of Theory U: A Critical Examination. Philosophy of Management (2019) 18:23–42

S. Kühl. 2016. The Blind Spots in Otto Scharmer’s Theory U. The Reconstruction of a (Change-) Management Fashion. Bielefeld University. Working paper 8.

O. Scharmer. 2016. Theory U. Leading from the Future as It Emerges. Oakland : Berett Koehler

O. Scharmer. 2018. Théorie U. L’essentiel. Gap: Editions Yves Michel

*Pour s’informer sur ce qu’est l’anthroposophie et s’informer sur sa nature ésotérique et occultiste, on ne saurait trop recommander les références suivantes :
– G. Perra & E. Feytit, Une vie en anthroposophie: la face cachée des écoles Steiner-Waldorf, La Route de la Soie, 2020 et la série de podcast de Meta de Choc.
– le site internet de l’ancien anthroposophe G. Perra
– le site internet de Free Binder qui porte sur la mindfulness et a publié quelques article sur l’anthroposophie.

Publié dans Uncategorized | Laisser un commentaire

L’organisation sans peur… et sans reproches ?

Une organisation résiliente serait une organisation sans peur. Est-il adéquat de mobiliser ce type d’affect pour expliquer le fonctionnement des organisations ? Pas sûr. Bullshit managérial en vue.

Amy Edmondson, Professeure « Novartis of Leadership and Management » à la Harvard Business School a publié un ouvrage à succès intitulé « The Fearless Organization » (L’organisation sans peur, publiée en français sous le titre “L’entreprise sereine”) qui examine le rôle de la « sécurité psychologique » dans la performance des organisations. Sa thèse, simple, est la suivante : dans des organisations au sein desquelles les personnes ne sont pas « entravées par des peurs interpersonnelles » (« hindered by interpersonal fear”) (Edmondson 2019, p 8), celles-ci partagent plus facilement leurs opinions, leurs idées et leurs critiques, ce qui globalement rend l’organisation plus efficace, plus performante et plus sure, en d’autre termes plus résiliente. Car, c’est seulement lorsque les individus ont le sentiment qu’ils peuvent prendre des risques sans conséquences négatives (sanctions, critiques, pression etc.) qu’il expriment le meilleur d’eux-mêmes et font part de façon authentique et directe de leur position. De manière générale, la sécurité psychologique est définie comme « un climat dans lequel les personnes peuvent confortablement s’exprimer et être eux-mêmes ».

Pour appuyer son argument, Edmondson décortique notamment les accidents survenus dans des organisations à haute fiabilité, comme l’explosion de la navette Challenger en 1986 ou l’explosion de la centrale nucléaire de Fukushima en 2011. Ces exemples démontrent, selon elle, les effets de l’insécurité psychologique qui produit notamment une culture du silence qui décourage l’expression de dissonances ou d’alertes lors de problèmes.

S’il n’était criblé de tares rédhibitoires – elle nous ressert par exemple la tarte à la crème de la “zone de confort”… – , l’ouvrage de Amy Edmondson mériterait des éloges. Le problème ce n’est pas le concept de « sécurité psychologique » qui est intéressant en soi, mais les faiblesses méthodologiques du propos. Nous voilà confronté à une illustration paradigmatique du bullshit managérial :  illustration bancale de la thèse et mauvaise identification du phénomène observé.

Edmondson ou le Fukushima de la démonstration

La thèse de Edmondson repose notamment sur l’idée que pour que les acteurs dans une organisation parlent « avec candeur » et alertent sur les problèmes, il faut qu’ils baignent dans un environnement caractérisé par une certaine sécurité psychologique, sinon ils se taisent, victimes d’une « culture du silence ». Pour illustrer son propos, l’auteur présente le cas de l’explosion de la centrale nucléaire de Fukushima en 2011 et explique que bien que plusieurs acteurs internes et externes à l’organisation se soient clairement exprimés, ils n’ont pas été entendus et suivis dans leurs alertes concernant les conséquences d’un tremblement de terre. Elle conclut (p. 90) que dans une culture où la sécurité psychologique serait élevée, ses alertes n’auraient pas été écartées. Mais, s’ils se sont exprimés, c’est donc qu’il n’étaient pas victimes d’insécurité psychologique et que ce n’est pas une éventuelle culture du silence qui est la source de la surdité des dirigeants de la centrale… On nage en pleine contradiction.

Erreurs sur les causes

Mais le plus gros problème dont souffre l’ouvrage et dont cet exemple est une illustration est que Edmondson a mal identifié les causes du silence qui peut régner dans les organisations. Il faut prendre un autre exemple que l’auteur utilise pour se faire comprendre : l’explosion de la navette Challenger le 28 janvier 1986 à cause de la perte d’élasticité d’un joint de l’un des booster de la fusée à cause du froid intense. Pour Edmondson, bien que plusieurs acteurs aient pointé du doigt les risques causés par le froid intense de la météo ce jour là, les alertent clairement formulées sont écartés, parce qu’il n’y a pas de culture de l’écoute (p. 87). Passons sur le fait qu’à nouveau l’insécurité psychologique ne semble pas être une explication valable puisque les voix critiquent se sont bien manifestées… Le problème pour Edmondson, c’est que le cas est bien documenté et a fait l’objet d’analyses un poil plus poussées que la sienne. Christian Morel (2002), sociologue français, a décrit avec force détail les causes de la décision absurde de lancer Challenger ce jour-là. Et dans ses explications, aucune trace de culture du silence ou d’insécurité psychologique, mais une combinaison d’erreurs d’appréciation produite par un bricolage cognitif, des pièges heuristiques aboutissant à une souricière cognitive qui a mené à la catastrophe, soit à une décision absurde.

Eclipse de la littérature existante

Au final, il est bien possible que la sécurité psychologique joue un rôle dans la résilience d’une organisation, mais Edmondson ne l’a pas démontré de façon convaincante dans son ouvrage. Au fil des pages, elle tord les faits et se passe de la littérature existante, notamment en psychologie sociale et en sociologie des organisations pour soutenir sa thèse. En fait ce que Edmondson met en lumière sans s’en rendre compte, ce n’est pas le rôle de la sécurité psychologique, mais  le poids des normes sociales de l’organisation (ex. on ne challenge pas la hiérarchie), les règles du jeu organisationnel dont on s’accommode opportunément justifiant un silence (ex. Jackall 2010) et les différents pièges de la coopération bien décrits par la littérature existante (ex. Morel 2002).

Mais c’est plus facile de surfer en présentant un concept a priori intéressant, vaguement défini, mal opérationnalisé et mal illustré, mais qui est “porteur”. 

Dommage.

Références :

Edmondson, A. (2019). The Fearless Organization. Creating Psychological Safety in the Workplace for Learning, Innovation and Growth. Hoboken: Wiley

Jackall, R. (2010 (1988)). Moral Mazes. The World of Corporate Managers. Oxford : Oxford University Press.

Morel, C. (2002). Les décisions absurdes. Sociologie des erreurs radicales et persistantes. Paris : Gallimard

Publié dans Uncategorized | Laisser un commentaire

Y a-t-il une mentalité bullshiteuse ?

A l’image de la “mentalité complotiste”, y aurait-il une “mentalité bullshiteuse” ? Soit une disposition mentale à bullshiter ? Ce n’est pas exclu !

Rien ne garantit qu’une fois exposé et démonté, le bullshit disparaisse et que ses émetteurs et ses récipiendaires n’abandonnent une théorie, une idée ou un “concept” foireux. Ce n’est en effet pas parce que l’on a montré que le concept de “zone de confort” ne repose sur rien et qu’il est l’acmé du bullshit managérial que son usage va progressivement s’effacer.

Parce qu’émettre du bullshit relève moins d’un défaut de raisonnement (biais cognitif, intuition, paresse intellectuelle etc.), ou d’une prédisposition psychologique que d’une disposition d’esprit, d’une “mentalité”. C’est du moins l’hypothèse que l’on peut formuler après avoir lu le remarquable ouvrage de S. Dieguez et S. Delouvée (2021).

Au fil du panorama des études scientifiques du complotisme qu’ils dressent, Dieguez & Delouvée retournent l’image un peu rapide que l’on se fait de ce phénomène. Leur thèse est la suivante : loin d’être le produit d’erreurs de raisonnement ou de pathologies psychologiques, le complotisme n’est pas un symptôme, mais une posture, une stratégie, un choix délibéré (2021 : 245). Plus, “c’est le complotisme lui même, en effet, qui pourrait conduire à certaines illusions cognitives et défauts de raisonnement” (2021 : 246). S’il y a une “motivation complotiste” ou une “mentalité complotiste“, pourquoi n’y aurait-il pas aussi une “mentalité bullshiteuse” ?

Répondre avec assurance par la positive à cette question, nous fait prendre le risque de produire nous-même du bullshit, dès lors que l’une de ses origines consiste à transposer sans précaution un concept ou une théorie d’un champ à un autre. Avançons donc prudemment.

Bullshiter : un choix délibéré

L’idée d’une familiarité entre bullshit et complotisme n’est toutefois pas incongrue, le second étant l’une des formes spécifiques du premier :

Pour résumer, les théories du complot sont du bullshit parce qu’elles consistent en des énoncés vides de toute substance qui miment une certaine forme de rationnalité.

Le complotisme est enfin du bullshit, dans la mesure où il néglige et méprise les valeurs de la vérité, de la connaissance, d’une méthodologie fiable, et du respect de la discussion, pour privilégier le caractère performatif et magique d’une posture offrant des bénéfices personnels accessibles à faible coûts.”  Dieguez (2018: 296)

Parler de posture implique que le bullshiteur procède bien à un choix : celui de bullshiter. Il est donc moins victime d’un biais (cognitif) ou d’un défaut de raisonnement que l’auteur d’une stratégie délibérée de raconter n’importe quoi. Et les stratégies en matière de bullshit, il y en a indubitablement.

Le bullshit élevé au rang d’art

John Pettrocelli décrit avec soin les stratégies développés par les plus grands “Bullshit Artists” (2021 : 133ss.) :

  • Ecarter ou minimiser tous les éléments qui invalident leur propos;
  • Focaliser l’attention de son interlocuteur sur des “preuves” peu fiables, anecdotiques qui soutiennent leur propos;
  • Enoncer des propos pseudo-profonds;
  • Exagérer son propre degré de crédibilité;
  • Construire et gonfler abusivement des soutiens et assassiner ses adversaires;
  • Faire appel à l’intersubjectivité complice.

Ces stratégies ont une telle efficacité que le récipiendaire du bullshit a de la peine à le détecter. Il est victime de “Bullibility” ou de “crodulité”*.

Abus de “crodulité”

La “crodulité” ou “bullibility” (Petrocelli 2021 : 64) est une indifférence au bullshit, qui consiste à accepter celui-ci comme des faits sans être capable de détecter ce que le bullshiteur est en train d’établir : un manque de respect pour la vérité et un rapport à la réalité pour le moins lâche. Le “crodule” est un penseur paresseux qui ne soucie que peu des signes de légèreté voire de malhonnêteté du bullshiteur.

Voilà un champ d’investigation passionnant qui s’ouvre : établir ou infirmer l’existence d’une “mentalité bullshiteuse”. Les questions auxquelles il conviendra de répondre sont innombrables : quelles en sont les déterminants ? quelles en sont les caractéristiques ? comment se manifeste-t-elle ? devient-on bullshiteur parce que l’on a été “crodule” auparavant ? peut-on être un bullshiteur “de bonne foi” ? etc.

S’il nous arrive à tous d’être “crodules”, n’oublions pas que nous sommes aussi tous susceptibles d’être des bullshiteurs. La différence entre les deux est que le premier est la victime, le second le criminel.

Reste à fixer la peine pour ce crime.

Références :

Dieguez, S. (2018). Total Bullshit ! Au coeur de la post-vérité. Paris : PUF

Dieguez, S. & Delouvée, S. (2021). Le complotisme. Cognition, culture, société. Bruxelles : Editions Mardaga

Petrocelli, J. (2021). The Life-Changing Science of Detecting Bullshit. New York : St-Martins Press

* Le mot “bullible” est une contraction de “bullshit” et “gullible” (crédule) en anglais. Nous proposons une traduction libre en français en contractant “crotte” (bullshit) et “crédule”, ce qui donne “crodule”.

Publié dans Uncategorized | Laisser un commentaire