Les agents de la bureaucratie

Les organes d’évaluation et de contrôle de l’activité du secteur public (ex. Cours des comptes) ou du secteur privé (ex. auditeurs, contrôle interne) sont désormais bien établis et bien acceptés. Les missions qui leur sont confiées vont de l’évaluation de la conformité à la mesure de l’efficience (et parfois de l’efficacité). Ils sont censés permettent aux organisations dans lesquelles ils interviennent, en étant plus conformes et plus efficientes, d’être plus performantes et moins bureaucratiques.

Or, il faut bien constater que ce rôle « dé-bureaucratiseur » de ces organes est un leurre. Loin de rendre les organisations plus agiles et plus innovantes, ils contribuent par leur fonctionnement et par les référentiels, les règles et les processus qui les animent à bureaucratiser un peu plus les organisations.

Pour le comprendre, il faut faire un retour en arrière et relire un classique de la sociologie des organisations, « le phénomène bureaucratique » du sociologue Michel Crozier, ouvrage paru en 1963. Crozier met en lumière ce qu’il appelle le « cercle vicieux bureaucratique », soit l’enclenchement d’un mécanisme de renforcement progressif de la bureaucratie des organisations, c’est-à-dire l’accroissement des normes impersonnelles (abstraites) au fil du temps.

Le cercle vicieux de la bureaucratie

L’une des moteurs de ce cercle vicieux repose sur la volonté de la hiérarchie (et de l’organisation) d’encadrer le comportement des acteurs de sorte à ce qu’ils se comportent dans la réalité conformément à ce qui est attendu d’eux. Pour ce faire, l’organisation recourt au pouvoir hiérarchique, mais aussi à tout une série d’expédients que sont les règlements, les règles, les directives, les processus, les process, les indicateurs, les valeurs etc. A chaque fois, il s’agit de réduire la marge de manœuvre et la capacité des acteurs à rendre leur comportement incertain, phénomène qui peut conduire un écart à la norme. Face à ce problème de déviance à la norme, le réflexe de l’organisation est donc d’édicter une nouvelle norme, un nouveau règlement, de transformer un process ou un processus de sorte à réduire encore un peu la « zone d’incertitude » que maîtrisent les acteurs. Acteurs qui, en réponse, vont assez naturelllement essayer d’échapper, ou à tout le moins, tenter de contourner la nouvelle norme ou de la tourner à leur avantage. Ce qui en retour va rendre nécessaire la production d’une nouvelle règle. Et ainsi de suite.

Or, que font les organes d’évaluation et de contrôle si ce n’est de constater les écarts à la norme, à la règle, aux objectifs ? Et que recommandent-ils de faire lorsqu’ils en font le constat? Ils suggèrent d’édicter une nouvelle norme, de formaliser un processus, de réviser un process ou de fixer un objectif accompagné de son inévitable indicateur… Ils se comportent ni plus ni moins comme un hiérarque dans une organisation qui cherche à contrôler le comportement des acteurs et à réduire leur marge de manœuvre, leur « zone d’incertitude ». Bref, ils participent au renforcement du cercle vicieux bureaucratique.

Alors bien sûr, ces organes se défendent de jouer un tel rôle en expliquant qu’ils ne prescrivent pas, mais qu’ils conseillent les organisations. Il n’en reste pas moins que leur pouvoir de prescription est fort et qu’ils sont des agents incontestables de la bureaucratisation des organisations. Et cela pour plusieurs raisons.

Myopie organisationnelle

Premièrement, parce qu’ils sont la plupart du temps composés majoritairement d’acteurs (auditeurs) qui sont eux-mêmes soumis à des codes de conduites et des normes (normes d’audit) qui visent à encadrer assez strictement leur comportement, leur manière d’appréhender la réalité et de prescrire des solutions. Et l’ « habitus » des auditeurs n’est pas de lutter contre l’édiction de normes ou la formalisation de process, mais bien de les promouvoir.

Deuxièmement, ils ne sont que rarement composées de managers, soit de personnes qui sont ou ont été réellement confrontées au « réel », à l’ambiguïté de la réalité organisationnelle, à ses luttes de pouvoir, à ses tensions et à son indétermination. L’organisation telle que perçue par ces organes de surveillance est une construction assez éloignée du quotidien des acteurs . Ces organes ont des filtres de perception (biais) et manière de raisonner (heuristiques) qui les rendent trop souvent myopes. Ils ne perçoivent pas bien ce que signifie « s’accommoder du réél » (« muddling through » ). Ils ne peuvent donc que répondre à un écart à une déviance, par le réflèxe pavlovien de la norme.

Enfin et surtout, ces organes ne font que la moitié du travail qu’ils devraient faire. Constatant un écart, une déviance, ils sautent immédiatement, pieds joints, sur la solution qui consiste en l’édification d’une nouvelle norme, d’un nouvel objectif et d’un nouvel indicateur. Ils occultent la seule question qui mérite d’être posée : pourquoi les acteurs se comportent-ils comme ils se comportent ? Pourquoi leur action aboutit-elle à une déviance à la norme, à un écart à l’objectif ? Ce faisant, ils ne peuvent qu’aboutir à une « solution » bureaucratique à un « problème » qui ne l’est pas nécessairement. Ils ne comprennent pas comme Crozier le martelait que « le problème, c’est le problème ». Aussi, tant que ces organes de surveillance ne procèderont pas à une analyse sociologique des organisations, ils sont condamnés à être les idiots utiles de la bureaucratie. Tant qu’ils ne chercheront pas à identifier les causes profondes du comportement des acteurs, ils ne changeront rien. Pire, ils risquent bien d’aggraver la situation.

Tout est-il perdu ?

Non. Mais tant qu’ils n’auront pas pris conscience qu’ils sont des agents directs (mais pas uniques) de la bureaucratisation des organisations, ces organes de surveillance doivent cesser de tenir un discours promouvant l’agilité et l’innovation agissant comme des gardiens de prison qui déclameraient dans les couloirs d’un établissement pénitentiaire des odes à la liberté…

P.S. : Un bémol à ce propos doit être formulé. Lorsque les organes de surveillance réalisent des évaluations des politiques publiques, celles-ci suivent l’adage « le problème, c’est le problème », en ce sens qu’ils adressent bel et bien la question des fondements du comportement des acteurs. Ose-t-on formuler le voeux que cet esprit politologique et sociologique inspire et contamine l’ensemble de ces organes ?

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Recruter ? Une performance artistique !

Que fait-on vraiment lors d’un recrutement ? A quoi nous servent assessments, tests et autres hochets décisionnels dérivés de l’intelligence artificielle ?Principalement à jouer une pièce de théâtre.

Voilà qu’au détour d’une revue sur les ressources humaines, me sont vantés les mérites et les miracles d’une nouvelle application qui, à l’aide de l’Intelligence Artificielle (IA), « vous permet de découvrir les réelles intentions de votre interlocuteur », notamment lors d’entretiens d’embauches.

Que l’IA soit mise à toutes les sauces pour en faire un condiment universel du bullshit managérial n’a rien de nouveau ; c’est l’essence même du solutionnisme. Non, ce qui a provoqué chez moi successivement une hilarité et un agacement, c’est la profonde méconnaissance qui caractérise ce type de solution technologique pour gogos de ce qu’est la vie en organisation.

Comment peut-on en effet « découvrir les réelles intentions de l’interlocuteur » lorsque l’entretien d’embauche est un jeu entre acteurs qui alterne entre anticipations des attentes de l’autre, conformisme, et postures stratégiques ? Nous ne sommes jamais nous-même en entretien car l’entretien d’embauche est un jeu social codifié. Le recruté veut présenter la meilleure facette de sa candidature et anticiper les « bonnes réponses » qu’il imagine devoir donner ; lorsque l’autre souhaite à la fois trouver un candidat conforme aux besoins, tout en cherchant le percer dans son « authenticité ».

Cette quête de l’identité authentique que l’on révèlerait par les signes non verbaux détectés par l’IA (ou par tout autre artifice : test, assessment) est un leurre. Que signifierait le fait de détecter qu’un candidat embellit la réalité ou est gêné par une question ? Pas grand-chose. Puisque c’est un jeu. Ce n’est pas la réalité. La seule chose que l’on identifie c’est la manière dont les acteurs jouent le jeu. Rien de plus.

Recrutement : abymes et illusions

Les recruteurs se sont construits au fil du temps une fiction dans laquelle se jouerait en entretien ou en « assessment » l’identification de la nature profonde, pour ne pas dire de l’identité, du candidat. Tour à tour neuneuro-scientifiques, physiognomonistes , « profilers », nos DRH ont souvent perdu de vue que leur fiction n’est que cela : une fiction. Et que l’ensemble du processus de recrutement n’est rien d’autre qu’un jeu, une simulation de la réalité. La situation est d’autant plus paradoxale et amusante qu’oubliant la nature ludique de l’exercice qu’ils contribuent à animer, ils recourent de plus en plus au jeu comme outil, ce que l’on appelle en globish la « gamification ». Jolie mise en abyme : les joueurs qui ont oublié qu’ils jouent à un jeu s’inventent des jeux pour renouveler la partie… Bienvenue dans la Matrice…

Il faut dire que nos DRH ont des excuses. On ne cesse de leur proposer des tests de personnalité, des outils de profilage et des méthodes d’assessment de plus en plus sophistiquées (même si la plupart du temps, elles sont frappées de tares méthodologiques fatales) qui leur donnent le sentiment que le recrutement est désormais une discipline scientifique. Alors après avoir vu débarqué la neuneuro-science dans la salle d’entretien, rien de surprenant que l’arrivée de l’IA leur fasse perdre le peu d’esprit critique qu’ils leur restent encore.

Alors le recrutement, un jeu de dupe ?

Si l’on persiste dans l’ambition découvrir la « vraie identité » des candidats que l’on évalue, la réponse est indéniablement positive. Le recrutement est un jeu de dupes. Pour sortir de cette illusion, il nous faut relire les premières lignes de l’ouvrage incontournable d’E. Goffman « La mise en scène de la vie quotidienne » paru en 1973 :

« Lorsqu’un individu est mis en présence d’autres personnes celles-ci cherchent à obtenir des informations à son sujet ou bien mobilisent les informations dont elles disposent déjà. Elles s’inquiètent de son statut socio-économique, de l’idée qu’il se fait de lui-même, de ses dispositions à leur égard, de sa compétence, de son honnêteté, etc. Cette information n’est pas recherchée seulement pour elle-même, mais aussi pour des raisons pratiques : elle contribue à définir la situation, en permettant aux autres de prévoir ce que leur partenaire attend d’eux et corrélativement ce qu’ils peuvent en attendre. Ainsi informés, ils savent comment agir de façon à obtenir la réponse désirée[1]. »

Tout est dit : le décor de la scène de théâtre est planté, l’argument donné, le rôle des acteurs déterminé et les masques qu’ils sont appelés à porter distribués.

Mais au fait pourquoi les acteurs portent-ils des masques, plutôt que d’être spontanés et authentiques ? Parce que toute organisation – c’est même sa raison d’être – impose à chacun une civilité qui, sous la forme de règles tacites ou explicites, permet l’interaction et la coopération, précisément parce que loin d’y être soi-même, on y joue un jeu, on y remplit une fonction, et on y porte des masques : « le port du masque est l’essence même de la civilité. Le masque permet la pure sociabilité, indépendamment des sentiments subjectifs de puissance, de gêne, etc. de ceux qui les portent. La civilité préserve l’autre du poids du moi[2] ». La civilité est la condition de la coopération rendue possible par le fait que j’ai face à moi des « étrangers ». Tomber le masque, c’est s’imposer aux autres. Tomber le masque, c’est rompre le jeu et se mettre en danger en s’exposant.

Recruteurs et recrutés jouent un jeu dont on ne sort pas. Dès l’instant où l’on rédige sa lettre de motivation, le jeu commence. Il se poursuit en entretien ou en assessment. Et il prend toute sa signification et son ampleur, le jour où l’on entre dans l’organisation après avoir été « recruté ».

Managers et recruteurs n’oublions jamais que ce que nous évaluons, ce ne sont pas les « vrais individus » ou la réalité de la vie d’une organisation, mais des acteurs et des jeux. Rien de plus. C’est déjà beaucoup.

***Une première version de ce texte est paru dans le MAG RH du mois de mars 2023 consacré au recrutement. Il est disponible ici : http://www.reconquete-rh.org/MagRH21.pdf


[1] E. Goffman (1973). La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi. Paris : Editions de Minuit, p. 11

[2]R. Sennett (1979). Les tyrannies de l’intimité. Paris : Seuil, p. 264

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Le pipotron du Pipotron

Dire qu’Edgar Morin est un totem dans le monde francophone est un truisme. Ce qui est un propos toujours plus profond que le produit de la pensée de ce « grand auteur » qui mérite d’entrer au panthéon des pipoteurs. Illustration avec son dernier ouvrage : « La méthode de la Méthode ».

Lorsque l’on s’attaque au mythe qu’est devenu Edgar Morin et que l’on ose interroger de façon critique sa pensée, on nous explique que l’on a rien compris au génie de son jus de crâne et que l’on est pas assez instruit ou intelligent pour en saisir la subtilité et la complexité.

« Complexité », le mot est lâché. Voilà ce qui est censé être la contribution exceptionnelle de Morin à la sociologie, à l’économie, à la politique, à l’environnement, à la spiritualité et à l’élevage des escargots, car, oui, la pensée de Morin s’applique à tout !

Présenté comme le « manuscrit perdu » (zut, il a été retrouvé), le dernier ouvrage en date de Morin publié en 2024 chez Actes Sud nous est présenté comme « un creuset d’idées primitives » (p. 9) des quatre derniers volumes de sa Méthode. Bonne nouvelle pour les paresseux, ou les raisonnables (ce qui n’est pas mon cas) : plus besoin de s’enfiler la Méthode intégralement dans le citron, la lecture de cet ouvrage est un parfait résumé de cette oeuvre. Décortiquons.

Pour complexifier, il faut relationner

Il nous faut d’abord mesurer la visée de Morin :

« Ce que nous tentons de faire est de définir une méthode qui relationne ce qui était conçu jusqu’alors quasi comme univers séparés et disjoints – l’univers physique, l’univers, biologique, l’univers humain -, qui assure la communication entre tous les secteurs de ce que nous nommons le réel. Cette communication est à la fois articulation et intégration dans une unité complexe, dont l’idée nucléaire est l’idée d’organisation. Pour opérer une telle articulation/intégration, il est nécessaire de faire éclater les concepts réifiés d’anthropologie, de biologie et aussi de physique, lesquels je nomme « anthropologisme », « biologisme », « physicalisme » « (p. 21).

On ne sait pas si le fait de « relationner » permet d’atteindre l’objectif fixé, mais Morin ne fait pas dans le mollachu. C’est à une révolution, à l’édification d’une « Scienza Nuova » (ça fait chic la référence à Vico (Giambattista, pas la purée de pomme de terre !)) qu’il nous invite :

« … il nous faut opérer la promotion de ce terme organisation, curieusement absent des sciences, en fait déjà présent mais enveloppé dans le terme placentaire de système, terme non conceptualisé, non analysé, non réfléchi, utilisé à la manière dont on parle ici et là du système solaire, système social… » (p. 23).

On se demande à ce moment ce qu’il a fumé pour écrire une pareille bêtise, mais soit, admettons. En bon sociologue des organisation, ma curiosité est piquée. Alors qu’entend-il par « organisation » ? Ben… on ne saura jamais vraiment. Voici ce qui se rapproche le plus d’une définition :

« L’organisation s’intègre dans et intègre, articule, explicite, développe la notion de système. Organisation et système sont deux aspects d’une même réalité. (…) L’idée de système ouvert, si riche en potentialité, ne prend son sens plein que si on lie le caractère thermodynamique, la relation à l’environnement, à l’idée d’organisation dynamique, laquelle accède à un degré de complexité nouveau. La notion d’organisation acquiert ainsi la base première pour toute compréhension du phénomène vivant » (p. 25-6).

Bon, d’accord.

Science et CONnescience

S’ensuivent des pages et des pages, pour en gros nous expliquer que la science moderne en compartimentant la recherche et en visant l’objectivité a commis deux crimes. Elle est d’abord aveugle à la complexité, car elle n’explique pas le tout… (euh……). Ensuite, elle a exclu le sujet humain, ce qui est une hérésie. Car pour Morin, une vraie épistémologie ne saurait être que réflexive et critique en réintégrant le sujet dans le savoir. Ce qui lui permet d’écrire des énormités comme celle-ci :

« Or, le scientifique « classique » en occultant l’auto-référence, a supprimé non seulement une dimension capitale de la réalité qu’il observait, mais il s’est aussi occulté lui-même; en occultant sa subjectivité chercheuse, il a rendu impossible toute auto-analyse, autrement dit toute auto-contestation de la science et du savant en tant que tels, toute auto-critique du discours scientifique, toute étude scientifique des conditions de la science dans la culture et la société » (p. 54)

Cette « nescience » (p. 65), doit être remplacée par une « transjonction » entre sujet et objet (p. 77) pour aboutir à une « connaissance de la connaissance » :  » l’introduction du sujet dans la connaissance permet de constituer un système de référence méta-objectif, en même temps que l’auto-objectivation du sujet permet de constituer un système de référence méta-subjectif » (p. 78). C’est clair ! Non ? Alors, Morin précise plus loin.

« On peut supposer qu’il y a aussi, complémentaires, concurrents et antagonistes, d’autres modes de connaissance. Non pas seulement ou simplement un mode où l’esprit élabore abstraitement des schèmes qu’il propose à l’objet, jusqu’à un ajustage, à une adéquation-miroir, mais aussi à un mode mimoir plutôt que miroir, où entrent en jeu des processus de mise en résonance analogique, par empathie, sympathie, lesquels suscitent une sorte de mimesis à travers laquelle l’analogie se constitue dans l’esprit. La connaissance, en effet, peut être conçue comme une simulation mentale de l’objet ou de la réalité visée. Une telle simulation peut être certes contrôlée par le calcul informatique, mais elle met aussi en action des processus quasi hystériques, dans le sens où est appliqué le terme d’hystérie à des phénomènes dits « simulatoires », où la pensée fonctionne de façon analogique, et se met en résonance, en continuité. » (p.92-3)

Désolé pour la longue citation, mais il faut bien cela hystériser le propos et résonancer avec la pensée complexe vers une nouvelle transjonction.

La bêtise de la Bêtise

Il faut ensuite encore s’enfiler plusieurs centaines de pages plus ou moins compréhensibles et sensées pour saisir ce que serait cette « La méthode de la Méthode » de la pensée complexe. Au terme de ce voyage, il nous faut conclure que la pensée complexe de Morin est une imposture intellectuelle. Il prétend bâtir une nouvelle science en critiquant une « science classique » qui n’existe pas pour mieux proposer une litanie de truismes et de sottises à jet continu. C’est la stratégie classique de l’homme de papier. Morin fait de la science qu’il critique un monolithe qui n’existe pas lorsqu’elle est pratiquée avec rigueur, modestie et clarté. Il nous dit : la science simplifie (encore un truisme), donc elle passe à côté de la réalité. Sans blague !

Si la pensée de Morin, c’est de dire attention à ne pas être définitif, on ne peut être que d’accord avec lui. Le problème, c’est qu’il jette le bébé avec l’eau du bain et propose à la place un truc mou (normal c’est du postmodernisme) et indéfini qu’il appelle la « Méthode » qui n’a d’opérationnalisable que le fait d’introduire dans une partie théorique d’un papier ou d’un ouvrage les mots  « complexe « , « organisation » et « système », comme un jeu de « bullshit bingo ».

Sa méthode consiste en réalité à mettre en abîme des concepts pour mieux illustrer ce que serait une vraie pensée complexe, comme en témoignent les titres des chapitres qu’il nous inflige : « La description de la description », « la connaissance de la connaissance, « la science de la science », « la théorie de la théorie ». Appliquée à la zoologie, la méthode nous ferait aboutir à des titres de thèses labellisées complexes du style : « la chatte de la chatte » ou « l’amibe de l’amibe ».

Morin est postmoderne en ce qu’il plaide pour des narratifs localisés, relatifs, bricolés, visant la totalité sur le « anything goes » de Feyerabend comme « méthode ». Sauf qu’il faut bien dire que de méthode il n’y a pas chez Morin, sauf à plaider pour une sorte d’interdisciplinarité molle et indéfinie et pour la non-résolution ou l’amalgame des contradictions (autre indice de son postmodernisme) motivée par une quête éternelle de complétude. Feyerabend était plus franc: il était contre la méthode. Morin est un postmoderne refoulé: il ne veut pas s’avouer que sa méthode n’en est pas une. Moins profond que Lyotard – mais plus lisible -, Morin comme la plupart des postmodernes ne dit rien, mais il le dit avec un certain style. Et il séduit, par sa sorte de tolérance, qui n’est rien d’autre qu’un relativisme. Chacun y trouvant ce qu’il y cherche (encore un indice de son postmodernisme). Cela ne l’empêche pas d’être infiniment prescripteur. Le problème : il prescrit sur des tables de loi de sable.

Car, il faut bien le dire, Morin exècre la raison et le rationalisme. Et il ne poursuit qu’un but : son anéantissement, en essayant assez pathétiquement (et vainement) d’utiliser les outils de la raison pour lui substituer une pensée profondément relativiste, inopérationnalisable, pauvre mais grandiloquente.

Références :

E. Morin (2024). La méthode de la Méthode. Le manuscrit perdu. Arles : Actes Sud

Illustration : Le joueur de fifre, Manet 1886

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Quand j’entends « valeurs », je dégaine !

Nos organisations se gavent de leurs « valeurs » comme autant de remèdes à tous leurs maux. Et si on s’en foutait complètement de ces « valeurs » ? Pourquoi ne pas s’intéresser plutôt aux comportements ?

« Les valeurs sont d’abord celles qu’on constate, avant d’être celles que l’on élit« . C’était en substance ce que je proposais de retenir comme principe, il y a quatre ans déjà dans une précédente chronique. Aujourd’hui, pas un post, un article, une méthode, un hochet managérial qui ne comporte une invocation aux « valeurs ». Valeurs de qui ? de quoi ? Lesquelles ? Pourquoi faire ? Il n’est pas impossible que trop souvent on prenne, en réalité, le problème à l’envers.

« Valeurs Ô Valeurs »

L’imprécation aux valeurs pour résoudre nos problèmes organisationnels « d’alignement« , de motivation, de créativité ou d’innovation relève d’une pathologie aiguë de jediisme, une forme managériale de pensée magique. Tout comme l’invocation faites aux mindsets pour transformer la matière organisationnelle, les valeurs auraient cette propriété magique, une fois élues, d’être miraculeusement transformées en comportements réels. C’est ainsi que nombre d’organisations élaborent des foultitudes de « chartes », de « référentiels » et autres « code » des valeurs de l’entreprise qui sont religieusement affichés dans les ascenseurs, envoyés par courriels ou inculqués aux employés dans les camps de rééducation que sont les séminaires de change management.

Et qu’en résulte-t-il ? Le plus souvent pas grand chose. Lorsque les organisations se lancent dans des enquêtes auprès de leurs membres sur les valeurs, elles déchantent : celles qui ressortent ne sont pas celles qui ont été placardées. Pire, les comportements constatés ne correspondent pas aux valeurs proclamées.

Doit-on être surpris par cet écart ? Nullement ! Pourquoi ? Parce qu’on a pris le problème à l’envers.

« It’s the behavior, stupid! »

Si l’affichage ou la proclamation de valeurs est utile comme boussole managériale, les valeurs ne sont pas des agents de changement organisationnel par leur simple énonciation. Le croire, c’est faire preuve de naïveté similaire à celle qui prétend qu’il suffit de décréter une « culture d’entreprise » pour la transformer. Pourquoi ? Parce que les valeurs sont les constructions sociales d’un groupe d’acteurs, avant que d’être des concepts ou des slogans. Dans les organisations, les valeurs sont le reflet des comportements. Pas l’inverse.

Les valeurs sont le produit d’interactions sociales complexes mélangeant stratégies, comportements et jeux de pouvoir entre les acteurs de l’organisation. Acceptons donc cette réalité et commençons par changer les pratiques avant d’en déduire des valeurs abstraites et déclamatoires. Vous prônez l’autonomie ? Commencez par en faire une réalité ! Vous érigez la confiance en valeur cardinale ? Alors n’assortissez pas le télétravail d’un contrôle renforcé par le biais de rapports d’activité ou de vidéo-conférences régulières juste pour vous assurer que votre collaborateur est bien devant son écran d’ordinateur !

C’est donc en travaillant sur les comportements que le dirigeant ou le manager doit agir. Pas besoin de passer d’abord par la case « valeurs ». On s’attaque alors directement à l’os : les comportements à encourager ou à corriger. Comment fait-on cela ?

  • On commence par identifier ces comportements en les décrivant le plus précisément possible.
  • On poursuit en cherchant la cause du comportement constaté. On se demande : « pourquoi cet acteur se comporte-t-il ainsi ou ne se comporte-t-il pas ainsi ?« 
  • Sur la base de cette première réponse, on s’interroge : « oui, mais pourquoi?« .
  • Sur la base de cette nouvelle réponse, on s’interroge encore une fois : « oui, mais pourquoi? » Nul bégaiement ici, juste le fait qu’il faut forcer la recherche de la cause, car la première réponse n’est souvent rien d’autre qu’un symptôme et pas une cause.
  • Lorsque l’on a bien identifié la cause et le problème, alors et seulement alors, on peut commencer à réfléchir à la manière de promouvoir ou réfréner le comportement visé en postulant que c’est moins les valeurs de l’acteur ou ses motivations psychologiques qui expliquent son comportement que la conséquence logique et rationnelle d’une analyse stratégique qu’il fait du contexte dans lequel il se trouve et des incitations ou injonctions (paradoxales) qu’il reçoit.

Un manager sociologue

N’oublions jamais que l’acteur dans les organisations est rationnel. Il a de « bonnes raisons » de se comporter comme il le fait. Loin de n’être que le produit de ces émotions, de ces biais ou de ses valeurs, il agit, il joue avec l’organisation de façon stratégique. Non seulement n’est-il pas « authentique », mais il porte un masque, joue un jeu avec son organisation. Cette dernière peut bien proclamer que l’autonomie est une valeur cardinale, si dans le quotidien toute erreur est sanctionnée, ou que l’acteur « autonomisé » ne dispose pas des moyens concrets d’agir, celui-ci adoptera une posture de dépendance en faisant valider tout ce qu’il a à faire à sa hiérarchie. Hiérarchie qui conclura faussement que l’acteur en question à un problème de mindset alors qu’elle est la cause directe du comportement de l’acteur…

Viser à modifier les comportements pour pouvoir constater les valeurs que l’on souhaite promouvoir à la fin est la seule manière de ne pas tomber dans le jediisme managérial qui ronge nos organisations et dont se nourrissent le coaching neuneu et le change management rééducatif.

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Leadership positif : du flan ?

Un article scientifique récent déconstruit les illusions autour de l’impact supposé du leadership positif sur les équipes et la performance des organisations. Les formateurs, coachs et consultants vont devoir réviser leurs programmes !

Un article en phase de publication dans la revue The Leadership Quarterly déconstruit les mythes du leadership contemporain. On le doit à trois académiques des Universités de Genève et de Lausanne : Thomas Fischer, Joerg Dietz et John Antonakis. Voici une traduction française de l’abstract :

« Nous soutenons et montrons empiriquement que les constructions et les mesures des styles de leadership positif, tels que le leadership authentique, éthique et serviteur, ne sont pas de véridiques représentations des comportements de leadership. Au lieu de cela, ces styles confondent les comportements avec les évaluations subjectives des dirigeants. Qualifier les comportements comme étant, par exemple, « éthiques » signifie évaluer les comportements de leadership en termes positifs plutôt que de décrire ces comportements. À travers quatre expériences, nous montrons que les styles de leadership positif sont des résultats qui dépendent de facteurs d’évaluation non comportementaux, tels que des informations sur les succès antérieurs d’un leader ou l’alignement des valeurs entre dirigeants et suiveurs. Plus important encore, les mesures de ces styles de leadership créent des illusions causales en prédisant faussement des résultats objectifs, même lorsque les comportements des dirigeants et d’autres facteurs spécifiques aux dirigeants restent constants. De plus, ces mesures ont des propriétés prédictives similaires à celles d’une approche purement évaluative de mesure de leadership. En conclusion, nos études jettent de sérieux doutes sur les recherches antérieures affirmant que les styles de leadership positifs entraînent des résultats positifs. De plus, la recherche sur le style de leadership positif est non seulement erronée, mais aussi pratiquement inutile, car ses constructions et ses mesures sont des amalgames qui n’isolent pas des comportements concrets et apprenables. Nous appelons à une réorientation radicale de la recherche sur les styles de leadership et esquissons des options pour des recherches futures plus solides. » (notre traduction)

Fischer, Dietz & Antonakis (2024 : 1)

Ouch ! Ça pique !

Que cela soit dans la littérature académique (livres et revues scientifiques), les revues à prétention académique (ex. Harvard Business Review), dans les formations universitaires (ex. MBA, EMBA etc.), sur les réseaux sociaux professionnels ou par l’intermédiaire de coachs et autres consultants, une évidence semblait acquise : le leadership authentique, éthique ou serviteur, bref le leadership positif, apporte joie, performance, harmonie et élévation dans les organisations.

Ben, il y a des chances que ces affirmations soient du flan ! Si les auteurs n’excluent pas que le leadership positif (dans l’absolu) ait des effets réels, ils montrent que toutes les recherches menées jusqu’à présent sur ce sujet sont incapables de le démontrer, car elles sont victimes de défauts méthodologiques et empiriques fatals qui en invalident la prétention à dire quoique ce soit de pertinent. Plus généralement, les auteurs dynamitent ainsi la « sagesse commune » largement diffusée par les thuriféraires et commerçants du leadership positif selon laquelle ce type de leadership produit des résultats positifs.

En s’appuyant sur une revue de la littérature très extensive, les auteurs ont menés quatre études empiriques différentes pour tester leurs hypothèses. On renvoie le lecteur à l’article pour la présentation de ces hypothèses et du design de recherche.

Allo Popper ?

Deux conclusions saillantes sont dérivées des quatre études empiriques.

  • Les qualités prêtées aux Leaders (authenticité, éthique, serviteur) ne sont en réalité pas des qualités comportementales desdits Leaders, mais bien plus des évaluations positives faites par les acteurs de propriétés non comportementales des mêmes Leaders. En d’autres termes, des variables comme les succès précédents du Leader ou l’alignement des opinions entre Leader et suiveurs prédisent bien mieux leurs qualités supposées que des comportements observés par les subordonnés ou les spectateurs. Ces concepts (leadership authentique, éthique, serviteur) sont au final des amalgames construits (« conflated constructs »). En d’autres mots, dans les études faites jusque-là, on ne mesure pas ce que l’on prétend mesurer. C’est embêtant…;
  • Ces « amalgames construits » produisent des illusions de causalité (« causal illusions ») pour deux raisons. La première tient au fait que l’on considère faussement ces styles de leadership comme des constructions décrivant des comportements, ce qu’ils ne sont pas comme le relève la première conclusion. La seconde repose sur le fait que ces études ne tiennent pas compte de variables exogènes non comportementales. Ces deux raisons mènent à l’énonciation d’illusions de causalité : non seulement le concept de style de leadership positif est lui-même défectueux, mais en plus on utilise pas les bonnes variables pour établir un lien de causalité. C’est aussi embêtant…

On doit en déduire que :

« Nos études attirent l’attention sur trois considérations empiriques pertinentes. D’abord, les affirmations de recherches antérieures selon lesquelles les comportements authentiques, éthiques et de type serviteur conduisent à des résultats positifs manquent de fondement empirique solide, ce qui rend ces affirmations spéculatives. Deuxièmement, les styles de leadership ne sont pas des comportements de leader en soi, mais plutôt un mélange de ce que font les dirigeants et de la façon dont les suiveurs évaluent le leadership. Ainsi, les recherches antérieures n’ont pas permis d’isoler comportements concrets que les praticiens pourraient apprendre en formation puis adopter pour transmettre un style de leadership authentique, éthique ou serviteur. Troisièmement, nos études n’examinent pas la logique selon laquelle les bonnes actions conduisent à de bons résultats (« logique du bien »). Cette logique pourrait être valable (comme pourrait l’être sa version opposée), mais ni nos études ni des expériences passées la recherche sur le style de leadership basée sur des questionnaires en témoigne. Prises ensemble, nos études avertissent les praticiens que de nombreuses preuves sur l’efficacité des styles de leadership positif sont probablement le produit d’illusions causales et sont donc injustifiées, jetant également le doute sur une grande partie de la sagesse sur le développement du leadership fondé sur des données probantes. » (notre traduction)

Fischer, Dietz & Antonakis (2024 : 20)

Voici donc falsifiées les hypothèses sur lesquelles se fondent la littérature et la pratique du leadership positif. Cela fait d’autant plus mal que cela touche le point sensible de l’enseignement, de la formation et de la pratique managériale.

Les curriculums à la poubelle ?

Les auteurs concluent ainsi :

 » (…) les praticiens n’obtiendront probablement pas ce qu’on leur a promis lorsqu’ils investissent dans des formations en leadership authentique, éthique ou serviteur prétendument fondées sur des preuves. » (notre traduction)

« Comme le montre clairement nos résultas, une réorientation radicale est à l’ordre du jour pour assainir le désordre actuel des constructions et des mesures de style de leadership positif. » (notre traduction)

Fischer, Dietz & Antonakis (2024 : 21)

Cela veut dire que ces constructions autour du leadership authentique, éthique ou serviteur sont plus des enflures rhétoriques que le fruit de la description de comportements réels des Leaders fruit d’une recherche scientifique robuste. Conclusion, lorsque vous former des individus à ces styles de leadership vous leur jouez une sonate pour instrument à vent et vous ne leur transmettez pas des comportements réels observés susceptibles de faire l’objet d’un apprentissage. En bref, vous bullshitez !

Cet article contribue grandement à réintroduire le management dans les sciences sociales. En pointant sur les défauts rédhibitoires des « recherches » actuelles, il ne jette toutefois pas le bébé du leadership positif avec l’eau du bain.

Il dit essentiellement que nous sommes aujourd’hui incapables de prouver les effets prétendus du leadership positif. Donc, jusqu’à ce que l’on puisse le faire, les prétentions à lui attribuer des effets sont du bullshit. Rien d’autre.

Quant à savoir ce que les universités, business schools, formateurs, coachs et autres consultants feront de ces conclusions, ne nous illusionnons pas : ils ne changeront pas une ligne de leurs curriculum et continueront à bullshiter. Positivement.

Références

T. Fischer, J. Dietz & J. Antonakis. (2024). « A fatal flaw : Positive leadership style research create causal illusions« , in The Leadership Quarterly (in publication).

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Mon tourne-DISC est cassé !

Les tests de personnalité (ou de comportement) rencontrent un succès incontestable dans les organisations. Pourtant leur fiabilité et leurs fondements pseudo-scientifiques devraient les cantonner aux rayons farces et attrapes… Du coup, j’ai sorti mon DISC et j’entonne le « Requiem pour un bullshiteur ».

Il y a quelques années, j’ai passé un test de comportement dans le cadre d’une formation collective. L’une des composantes de cette formation reposait sur une « analyse de comportement » à l’aide de l’outil DISC (Dominance, Influence, Stabilité, Conformité). Après avoir répondu à une série de questions en ligne, voilà que je recevais sous la forme d’un rapport, un « profil de comportement ». Petit voyage au coeur du bullshit…

Trous dans le fondement

La méthode DISC a été créé en 1956 en s’inspirant des travaux menés par un certain William Moulton MARSTON dans les années 1920 pour « décrypter et analyser les comportements » des individus. En utilisant un référentiel comportant quatre couleurs (rouge, jaune, vert, bleu), il permettrait d’identifier, à l’aide d’un questionnaire, huit styles de comportement : conducteur, motivateur, promoteur, facilitateur, supporteur, coordinateur, évaluateur, organisateur. Dans la version du DISC qui m’a été infligée, on m’explique que l’on y a ajouté des morceaux de C.G. JUNG et plus particulièrement sa « Théorie des Types comportementaux ». C’est probablement pour faire plus sérieux…

Commençons par MARSTON. Ce psychologue américain est surtout connu pour deux choses : le polygraphe (détecteur de mensonge) qu’il a contribué à inventer et le personnage de comics Wonder Woman. Mais, il a aussi commis un livre qui nous intéresse, « The Emotion of Normal People » publié en 1928. Cet ouvrage a très largement influencé la construction du modèle du DISC quelques décennies plus tard. S’il n’a pas vraiment marqué la discipline psychologique, c’est peut-être parce qu’il faisait appel à des conceptions quelque peu étranges comme le « vitalisme » et qu’il ne fournissait aucune information sur les données quantitatives ou qualitative de ses affirmations. Bref, il n’est pas déraisonnable de penser que sa contribution à la grandeur du genre humain réside essentiellement dans sa contribution à la bande dessinée. Ce qui est très honorable par ailleurs.

Quant à C.G. JUNG, il est plus connu dans le domaine des test de personnalité pour être la source d’inspiration principale du Myers-Brigg Type Indicator (MBTI), mais certaines variantes du DISC s’en inspire aussi. Comme quoi, c’est pas parce qu’une source est pourrie que l’on ne vas aussi s’y approvisionner. Car, il faut le dire JUNG est ceinture noire quinzième dan en bullshito, l’art martial qui consiste à terrasser son adversaire en contrôlant la force des vents à l’aide d’un pipeau en roseau. Il faudrait un ouvrage pour débusquer toutes les âneries que JUNG a écrites durant sa longue carrière. Limitons-nous ici à son ouvrage « Types psychologiques » (JUNG 1993) publié en 1921.

Pour mesurer la scientificité et la robustesse du propos de JUNG dans la construction de ses « types psychologiques », il suffit de le citer :

« Le présent ouvrage est le fruit de vingt années de pratique psychologique. L’idée est née peu à peu des innombrables impressions et observations recueillies dans l’exercice de la psychiatrie et de la médecine mentale, dans la fréquentation d’hommes et de femmes de toutes classes sociales, de discussions avec amis et adversaires, enfin de la critique de mes propres propriétés psychologiques. »

Jung 1993 : 1

Bon, alors on apprend que ces types de personnalité sont déduis de la fréquentation de patients, soit d’une partie de la population seulement. Mais pas n’importe laquelle, des personnes souffrant de maladies mentales… Donc, c’est en extrapolant des observations sur des personnes malades qu’il en déduit pour toute la population des types de personnalité définitifs et universels… D’accord. On est aussi rassuré – ou pas – de savoir que s’est aussi en s’auto-analysant qu’il en a déduit sa typologie.

OK, ne faisons pas la fine bouche, il nous dit qu’il a recueilli des observations « innombrables » sur des gens de toutes classes sociales, c’est donc solide. Mais peut-on en savoir plus sur le nombres d’observations et sur la composition de l’échantillon, ce qui nous donnerait un idée de la qualité scientifique du propos ?

« Si je me refuse à mettre sous les yeux du lecteur une importante casuistique; je tiens cependant à insérer parmi les connaissances déjà acquises les idées que j’ai dégagées de l’expérience. »

Jung 1993 : 1

Ah ben zut ! Il veut rien nous donner. Mais comme nous le précise le préfacier dans une tentative un peu navrante de justification face à la critique selon laquelle JUNG serait « plus soucieux d’affirmer que de prouver » (critique de Le Senne), « il nous faut donc, dans une certaine mesure, le croire sur parole… » (Jung 1993 : xv)… Ben voilà, on va le croire sur parole alors.

On le voit, le DISC et le MBTI reposent sur des fondements scientifiques solides !

Un sacré Barnum !

Revenons à mon « profil de comportement ». Je me souviens qu’à sa lecture, à l’époque, j’avais été surpris par sa pertinence. Globalement, je m’y retrouvais. Je ne réalisai que plus tard que j’avais été victime de « l’effet Barnum » ou « biais d’erreur de validation personnelle » (Wagner-Egger 2022 : 104 ss) sur lequel repose la plupart de ces outils , soit le fait que les individus ont tendance à accepter les descriptions générales de personnalité comme valable pour eux.

Voilà donc quelques exemples tirés de mon profil :

« Christophe peut se montrer très obligeant et arrangeant. Autrement dit, il aime travailler avec d’autres personnes et les aider. »

« Pour lui, un inconnu est seulement un ami qu’il ne connaît pas encore! » (SIC : c’est bô!)

« (Christophe) est capable de considérer le problème dans son ensemble; par exemple, il pensera aux relations, se sentira concerné par les sentiments des autres tout en étant concentré sur l’impact réel de ces décisions et de ses actions. »

Bon, tout est positif alors ? Ah non :

« Christophe a l’habitude de faire beaucoup de gestes en parlant. »

« Parfois, il ne comprend pas pourquoi tout le monde ne voit pas la vie comme lui. »

Ah, oui les gestes… Mais on ne dit pas lesquels… Heureusement ! Pour le reste, ce n’est pas que les autres ont tort, ils n’ont juste pas encore atteint mon degré de sagesse…

Comme le relève Moukheiber :

« L’effet Barnum est donc un biais qui conduit à croire à un énoncé qui dit quelque chose de notre personnalité, et cela en vertu de trois facteurs : parce que nous pensons que l’énoncé à été rédigé spécifiquement pour nous (biais de personnalisation); parce que la personne qui s’adresse à nous est une figure d’autorité (biais d’autorité); enfin parce que l’énoncé est suffisamment vague et général pour s’appliquer à de nombreuses personnes tout en étant suffisamment positif pour avoir envie d’y croire (biais de sélection). On comprend pourquoi, dans le cas des tests de personnalité qui peuvent coûter des fortunes aux entreprises ou aux individus, on peut parler d’arnaque : ces tests subsument trois biais négatifs en un! »

Moukheiber 2019 : 90

Joli disclaimer

Consciente que ce qu’il nous propose comme profil pourrait bien être du bullshit, l’entreprise qui l’a conduit précise en première page :

« En lisant votre profil, ne tenez pas compte des éléments de l’analyse qui, d’emblée, pourraient vous paraître inappropriés, vérifiez cependant auprès d’amis ou de collègues qu’ils ne correspondent pas à un aspect de votre personnalité que vous pourriez ignorer ».

OK, j’ai compris la tactique : si cela correspond, rien à faire, cela doit être vrai. Si cela ne correspond pas, écartez-le. Mais peut-être que c’est quand même vrai. Interrogez vos proches, parce que le profil quand même être juste…

Pirouette rhétorique classique qui ressemble furieusement à celle qu’utilisent les thuriféraires de ces profils qui ne valent que dalle :

« Nan, mais faut pas prendre cela à la lettre. Ce n’est qu’un outil pour ouvrir une discussion, un dialogue, un échange… »

Comme l’astrologie en somme…

Que les fondements de ces profils soient nuls, qu’il reposent sur les effets de biais cognitifs, qu’ils soient inefficaces et qu’ils ne servent à rien ne doit donc pas nous empêcher d’y recourir… D’accord.

Il y a un truc qui ne tourne pas rond.

Cela doit être moi.

Allez vite, je me lance dans un Ennéagramme !

Références

C.G Jung. (1993). Types psychologiques. Genève : Georg

A. Moukheiber (2019). Votre cerveau vous joue des tours. Paris : Editions Alary

P. Wagner-Egger (2022). Méfiez-vous de votre cerveau. Lausanne : PPUR

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Intelligence et manipulation émotionnelle

Les approches en « intelligence émotionnelle » fleurissent. Si tenir compte des émotions dans la gestion d’équipes est une évidence, cela n’est pas une invitation à faire n’importe quoi. Or il y a de quoi avoir peur…

On ne compte plus les publications et les approches qui nous invitent à nous appuyer sur « l’intelligence émotionnelle » pour gérer ou animer des équipes. Si on peut combiner cela avec « l’intelligence collective », les portes du nirvana organisationnel nous sont alors ouvertes.

Il conviendra un jour de trier le bon grain de l’ivraie dans ces approches et, sur certains aspects, leur tordre le cou, notamment sur le terrain de la robustesse conceptuelle. Mais c’est une autre histoire.

Ce dont il est question ici, porte sur les conséquences pratiques et les outils dérivés de ces approches, plus particulièrement du « mood board », littéralement un « tableau d’humeur », soit un tableau physique ou virtuel sur lequel chaque collaborateur est invité à indiquer quotidiennement son « mindset » à l’attention des autres.

Dans un récent papier publié sur HR Today, une manager, adepte de l’exhibitionnisme des affects, décrit les bienfaits du naturisme du système limbique : « Cet outil a vraiment permis à l’équipe de partager leur authenticité et de s’autoriser à être vulnérable; ce qui a permis finalement de monter en puissance la performance collective et de renforcer la confiance au sein de l’équipe. »

Qu’y a-t-il à redire de cette félicité productive, fille du tripatouillage de la nouille égotiquo-émotionnelle ?

Mépris émotionnel

Il faut poursuivre la lecture pour que le grain de sable de la taille du rocher d’Uluru apparaisse : « Tous les matins, nous pratiquions cet exercice personnel au sein d’une belle énergie collective et de confiance. L’exercice n’était pas simple pour l’une d’entre elles et il nous a permis de comprendre qu’elle était dans l’illettrisme émotionnel. Cette pratique quotidienne qui s’est avérée difficile en premier lieu s’est finalisée par un beau cadeau d’exploration et de connaissance de soi. »

Tout est stupéfiant et révélateur dans cet extrait. Décortiquons.

Premièrement, relevons la confusion délibérée entre sphère intime et sphère collective que révèle la première phrase : un exercice personnel et intime devient une pratique publique de naturisme. Cette invasion de l’intime par le collectif n’est pas neuve, comme on peut s’en convaincre en lisant les ouvrages séminaux de Arlie Russel Horchschild (« Managed Heart » 1983 et « The Time Bind » 1997). Il franchit toutefois ici un nouveau cap avec l’injonction style « confession des alcooliques anonymes » de dévoiler publiquement son état émotionnel.

Relevons ensuite l’incroyable qualificatif jeté à la figure de la collaboratrice rétive à se découvrir : elle est victime « d’illettrisme émotionnel ». Il ne semble à aucun moment, aux yeux de la manager, que la personne en question puisse avoir de bonnes raisons de manifester de la réticence. Non. Celle-ci souffre de deux afflictions : 1° elle ne sait pas ce qu’elle ressent puisqu’elle ne parle pas le langage des affects, 2° sa réserve est le fruit d’une émotion qu’elle n’a pas encore appris à dominer. Tout est affligeant dans cette posture. Particulièrement, la violence de la qualification de la tare dont serait affligée la collaboratrice (« illetrisme »). Tare dont la manager ne semble visiblement pas mesurer l’impact émotionnel que cette gifle est susceptible de provoquer.

Notons enfin qu’après avoir affirmé le caractère positif de l’exhibitionnisme émotionnel, après avoir diagnostiqué une tare chez celle qui manifeste de la gène, vient naturellement l’étape du camp de rééducation au nom du Bien. Comme l’illettrée ne connait pas encore son bonheur, on va l’accompagner dans son parcours « d’exploration et de connaissance de soi » afin qu’elle rentre dans la norme souhaitée par la hiérarchie au bénéfice supposé du groupe. Nous voilà au coeur de processus de contrôle, de conditionnement et de rééducation à coup d’hygiène psychique, de développement personnel et de coaching émotionnel. Si le procédé apparaît de prime abord plus doux que le camp de rééducation sibérien, il ne diffère en rien sur les objectifs et sur la technique : diagnostiquer une tare, un manque avant d’engager l’individu, pour son bien, à entreprendre une transformation qui aboutit au conformisme du groupe. On est clairement dans un registre totalitaire de contrôle et de transformation de l’individu.

Défaite de la raison

Avec un peu de recul, on ne saurait être totalement surpris par ce genre de démarche et de propos qui ne provoquent pas l’opposition frontale qu’ils méritent. Cela participe de cette surémotionnalisation du management à coup de bienveillance, de bonheur au travail, de résilience organisationnelle et de changement de mindset. Toutes ses approches, dans leurs spécificités, enferment l’individu dans ses émotions.

Ici, la collaboratrice qui manifeste une forme d’opposition n’est pas considérée comme agissant avec de bonnes raisons, c’est-à-dire rationnellement. Non. Ignorante, illettrée, elle est victime de ses affects mal identifiés et mal gérés.

Tout cela est affligeant.

Que l’on ne nous présente pas cela comme une libération. C’est à un asservissement que l’on nous invite.

Il n’y a qu’une seule chose rationnelle à faire face à autant de bêtise : mettre le feu aux mood board et renvoyer les naturistes de l’affect au vestiaire !

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Tronçonner en nuance

Trigger Warning : ceci est une chronique teintée d’ironie. Il est possible que vous soyez exposés à des idées qui pourraient ne pas être les vôtres. En cas de malaise, prenez contact avec un coach.

Publier un ouvrage sur le management faisant appel à l’ironie et à la satire est une expérience enrichissante. Retour sur huit mois d’échanges.

Depuis sa sortie en avril 2023, mon ouvrage « Leadership, agilité, bonheur au travail : Bullshit! » aux Editions Vuibert a fait l’objet d’une couverture médiatique importante qui s’est traduite par des ventes en nombre. Preuve s’il en fallait que la critique des approches managériales contemporaines répond à un besoin.

Parmi les retours reçus de lecteurs (pas toujours satisfaits, voire parfois même carrément fâchés par le propos…), deux catégories n’ont pas laissé de m’interroger au fil des mois. Je me permets de les discuter parce qu’elles illustrent, me semble-t-il, malgré elles, le propos général de l’ouvrage sur la difficulté à concevoir le management autrement que comme la quête d’une plénitude harmonieuse et psychologiquement sécurisée.

Pipoter en nuance

Par son titre et par le style à la tronçonneuse des interventions de son auteur dans les médias ou sur les réseaux sociaux, l’ouvrage souffrirait selon certains de tares congénitales rédhibitoires : la volonté de convaincre (sic), l’agressivité, la recherche du conflit et de l’opposition en violation crasse de la « Convention internationale de Gloubiboulga sur la traite des échanges co-constructifs en milieu harmonieux ». Ce faisant, toute personne en infraction de ces règles de la bienveillance universelle prend le risque de voir son propos frapper du sceau de l’infamie : le manque de nuance.

A lire les gardiens de la modération spiritique, le criminel serait immédiatement puni par là où il pêche : son propos s’auto-détruirait et deviendrait illisible, inaudible, tant il heurte la sacro-sainte nécessité du débat euphonique reposant sur le commandement : « Plus jamais tu n’utiliseras le « non, mais… ». Tu le remplaceras par le « oui, et… » »

On voudrait bien suivre les bouddhas de la controverse gracieuse dans leur quête d’unanimisme béat, mais nous n’avons pas la même conception du débat. Un échange qui ne comporterait pas de contradictions fortes, voire virulentes, cela s’appelle une messe, un sabbat ou (Trigger Warning : ce qui suit est une blague !) une journée de « design thinking », pas un débat.

Et puis, pour fabriquer un pipeau (délicieux instrument à vent multitaské), on attaque l’arbre d’abord à la tronçonneuse, avant de terminer avec une gouge. Quand il s’agit de lutter contre le bullshit managérial, on ne s’y prend pas autrement : on cogne fort avant d’affiner le propos. La fausse note d’un seul instrument dans un orchestre symphonique ne se perçoit pas. Pour se faire entendre l’instrument dissonant doit jouer fort…

Stratégie du soupçon

Les critiques reçues ont également pris une autre forme consistant, sans entrer dans le débat de fond (c’est-à-dire en contestant factuellement ou argumentativement le propos, ce qui est souhaitable et encouragé), à interroger les motivations et les objectifs de l’auteur.

En critiquant durement et en maniant le sarcasme, l’auteur en dirait beaucoup sur lui-même, de son passé, de ses frustrations ou de ses motivations cachées. Cette psychologisation de bar à smoothies illustre la prédominance du psychologisme dans le débat d’idées.

Si certains font appel à cette tactique rhétorique classique du soupçon ad-hominem pour délégitimer le locuteur, d’autres, dont il faut présupposer la bonne foi, s’interrogent sur sa santé mentale, sur son mindset ou ses motivations.

Côté santé mentale, on lui prête des tendances narcissiques qui lui font occulter les positions adverses pour ne valoriser que les siennes. Quant à son mindset, celui-ci serait désespérément « fixe » et pas « ouvert » ou « de croissance », ce qui fait de lui un pauvre hère qui n’a pas encore pratiqué pour son plus grand bien le yoga (vrai) ou la méditation de pleine conscience (faux). Il en résulte un désalignement de ses chakras qui produit aigreur et agressivité…

Quant à ses motivations, celle-ci ne seraient que commerciales. En étant « excessif » ou « polémique » (= en débattant), l’auteur recourrait au « putaclic » et au « buzz » pour faire parler de lui et de son livre pour en vendre plus.

Rechercher les motivations ou tenter de comprendre la psychologie d’un interlocuteur n’est pas en soi condamnable. Cela permet parfois de circonscrire le propos. Mais lorsque cela devient l’unique contenu de l’échange, c’est idiot. Comme ces interlocuteurs qui se sont contentés de chercher des poux psychologiques à l’auteur, sans avoir lu une seule ligne de l’ouvrage en question, arguant qu’ils ne s’abaisseraient pas à lui donner le l’argent (qu’on le rassure, c’est en réalité bien peu…) en faisant l’acquisition de l’ouvrage, ou en lui demandant à ce qu’il leur soit envoyé gratuitement…

Cela s’appelle de la tartufferie.

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Qui veut la peau des managers ?

Vous voulez vous débarrasser de cette figure inutile et navrante qu’est le manager ? Découvrez les cinq méthodes qui vous permettront d’atteindre cet objectif.

Il y a un paradoxe dans la situation du management contemporain : on lui propose d’innombrables méthodes, recettes et outils pour le renforcer, l’optimiser, le « booster » qui n’ont d’autres effets que de l’affaiblir et de faire disparaître la figure du manager. Voici un petit manuel d’élimination des managers en cinq méthodes.

Méthode #1 : l’élimination métaphorique par le Leader

Nous rencontrons au moins deux fois par jour sur nos réseaux sociaux professionnels une illustration « inspirante » qui oppose le sinistre manager au bon Leader. Lorsque le premier dit « je », contrôle et est motivé par l’argent, le second dit « nous », motive et carbure à la réussite de ses équipes. Au-delà du ridicule de l’opposition, celle-ci ne poursuit qu’un seul but : dévaloriser le manager pour lui substituer la figure du Leader que chacun d’entre nous, à condition de se faire coacher ou de suivre une formation, peut devenir.

Le problème de cette méthode est qu’à terme vous risquez bien de finir avec un Leader à devoir éliminer lui aussi parce que loin de s’être « servi en dernier », élevé au rang de superhéros Marvel ou de Christ rédempteur, il dessert votre organisation et s’est transformé en « sale con ».

Méthode #2 : l’élimination physique par l’organisation libérée

S’il ne s’agit pas ici d’assassiner qui que ce soit, il s’agit bien de faire disparaître le manager du flexoffice et le pouvoir qu’il représente. Car, il faut bien comprendre qu’en holacratie ou en organisation organique (ou cellulaire), le pouvoir, c’est pas bien ! C’est sale. Et le pouvoir est incarné par un être maléfique qui s’appelle « manager ». Donc, ouste le manager! On le remplace par des « holocrates » affublés d’un « rôle » au sein de « cercles », on lui substitue le diktat des processus et des normes (jusqu’au langage) et une l’idéologie subtilement enfilée aux futurs « holocrates » au moment du recrutement et lors de rituels sympathiques de team building ou d’autocélébration du génie de l’organisation (et de son créateur… mais chut, faut pas le dire!).

Pas exclu que cela marche, mais le prix à payer est l’acceptation que votre organisation se transforme en « bureaucratie liquide » au sein de laquelle le pouvoir prend une forme plus insidieuse et perverse à tendance totalitaire.

Méthode #3 : l’élimination par la « hamsterisation » du manager

Vos équipes ne parviennent pas encore à réaliser la posture du « hamster jovial » (à quatre pattes sur son desk, museau pointé vers la salle à smoothies en alternant étirements et relâchements)? Il vous faut de l’agilité! Et l’agilité pour un manager revient à lui demander de réciter en position de fleur de lotus les mantras du dernier livre d’Edgar Morin ou de Deepak Chopra : il ne peut pas. La solution? Transformez-le à coup de « burst », « blitz », « burndown charts » et autres « sprint backlog ». Faites lui découvrir le bonheur de confier le management aux méthodes agiles. Plus besoin d’arbitrer, de négocier, de piloter, de représenter, toutes ces activités bien ennuyeuses. Faites confiance à la Méthode (non, pas celle de Edgar Morin, c’est encore un autre histoire…) et sprintez.

Alors, si au bout d’un certain temps, votre manager ne se nourrit plus que de foin et de graines, c’est normal, vous l’avez transformé en « Scrum Hamster ». Il n’est pas plus intelligent ou plus souple, mais il est devenu un bon « idiot utile » de votre nouvelle bureaucratie numérique.

Méthode #4 : l’élimination par le manager thérapeute

Comme chacun le sait, le manager est la source de tous les maux de nos organisations modernes. C’est lui qui fait fuir les collaborateurs! C’est lui qui fait perdre le sens du travail! C’est lui qui se place sur le chemin de l’orgasme organisationnel qui nous attend dans notre espace de coworking! C’est lui qui nous empêche de faire bénéficier l’organisation de notre intelligence émotionnelle! La solution? Transformez-le en thérapeute émotionnel, en clown d’entreprise, en petit Bouddha de bienveillance, en « toxic handler » de la résilience organisationnelle ou en diffuseur de sécurité psychologique.

Aucun désavantage à cette méthode. Que des bénéfices. Elle est facilement acceptée par l’organisation, elle vous évite de vous poser des questions désagréables sur les causes des problèmes, elle vous offre une panoplie très diversifiées de hochets palliatifs et présente même la faculté de renverser la responsabilité des maux organisationnels sur les collaborateurs. Que du bonheur!

Méthode #5 : l’élimination par le coach

Le coach est un tueur à gage ! D’une efficacité redoutable. Professionnel, il ne laisse pas de trace et ne commet jamais l’ultime méfait de ses propres mains Son code personnel le lui interdit (pardon son éthique et sa certification) : il n’apporte pas de solutions aux coaché. Tel un Socrate New Age, il est là pour aider celui-ci à les trouver et à conclure que son statut de manager est misérable et qu’il a bien mieux à faire : développer son hygiène psychique ou se transformer en Leader (oui, certaines méthodes se combinent).

Le problème avec cette méthode est que les managers commencent à se méfier de ce type de démarche bienveillante qui leur est « suggérée » par leur hiérarchie. Ils savent que se voir affubler d’un coach consiste à être envoyé par son organisation dans un camp de rééducation soft avant de se voir offerte la porte. Notez que cela leur permettrait de se reconvertir dans le… coaching.

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Les RH victimes et propagatrices du bullshit managérial ?

Le bullshit managérial se diffuse à grande vitesse dans le monde du travail. Et si les Ressources Humaines en étaient à la fois les victimes et les agents pathogènes principaux ?

Dans un article du Times du 18 août 2023, le journaliste Rhymer Rigby mettait en relation deux phénomènes : l’envahissement du langage thérapeutique dans les organisations d’un côté et l’augmentation importante en proportion des postes RH dans les organisations. Il laissait ainsi entendre que le premier phénomène pouvait être expliqué par le second : les RH dont prégnance est croissante seraient ainsi les principales diffuseurs du langage thérapeutique dans les organisations.

Ce qui sonne, a priori, comme une hypothèse susceptible de rentrer dans la catégorie du bullshit n’est pas si absurde que cela, si l’on prend le temps d’y réfléchir, la tête froide. Mais, il faut la pondérer.

Explosion des effectifs RH

Premier élément intéressant : le nombre de personnes travaillant dans le domaine des ressources humaines a cru de 42% au Royaume-Uni en 10 ans, alors même que les effectifs globaux dans l’ensemble des organisations britanniques n’ont augmenté que de 10% sur la même période selon une récente étude du Chartered Institute for People and Development fondée sur les chiffres fournis par l’office national de la statistique. N’ayant pas trouvé d’études équivalentes dans d’autres pays, nous devons nous résoudre à postuler que la tendance est probablement équivalente dans les pays occidentaux.

Peut-on pour autant déduire de cette accroissement des effectifs dans les RH qu’ils seraient les principaux diffuseurs du bullshit managérial ? Pas de manière indubitable en tous cas, puisqu’aucune étude n’a été menée autour de cette hypothèse. On ne peut donc que formuler des hypothèses.

Fashion victim…

Sommés par leur hiérarchie de résoudre les problèmes pressants que rencontrent leurs organisations (quiet quitting, pénurie de main d’oeuvres, recrutement, grande démission, alignement, motivation etc.), les DRH sont à l’affut des dernières nouveautés, des plus récentes tendances et des solutions les plus efficaces qui leur permettraient de jouer le rôle que l’on attend d’eux : palier les problèmes organisationnels et les déficiences managériales de leur hiérarchies.

On en veut pour preuve la présence en masse des DRH lors des salons RH, forums et autres congrès. Face à leur quête quasi désespérée de remèdes, les solutions qui leur sont alors proposées pullulent : ici une application web et mobile de gestion de la motivation, là une plateforme nourrie à l’intelligence artificielle pour le recrutement, plus loin une « nouvelle méthode efficace pour combattre la charge mentale, développer de la résilience, appliquer l’attitude positive par la compréhension de l’étude de l’égo et de ses styles (déni, agressivité, fuite, victimisation) ».

Pas surprenant dès lors qu’ils puissent constituer consciemment ou contre leur gré la porte d’entrée principale du tout et du n’importe quoi dans les organisations, c’est-à-dire du bullshit managérial qui assiège et assomme nos organisations (bienveillance, bonheur au travail, leadership transformationnel etc.) et dont ils deviennent les vecteurs de propagation principaux.

… ou victime du management

Mais rendre les DRH seuls responsables du bullshit managérial serait faux et donc injuste. Au même titre que les managers qui ne sont pas particulièrement bien traités dans nos organisations (nous y reviendront dans une prochaine chronique) et dont on cherche à se débarrasser, les DRH ne font que répondre, parfois bien malgré eux, aux injonctions de leurs dirigeants qui ne comprennent plus ce qu’est une organisation et ce qu’elles sont devenues (des bureaucraties achevées ou liquides) et qui exigent qu’on leur trouve un « truc », un « machin » pour répondre aux problèmes bien réels du management contemporain. Quitte à ce que cela soit du n’importe quoi.

Si de prime abord ces DRH sont soulagés et ravis de revenir du dernier salon RH avec une solution « clé en main », ils réalisent rapidement que dans l’organisation, cela est un peu plus compliqué que ce qu’on leur a vendu. Et surtout, nombre d’entre eux sont bien conscients qu’ils sont pris dans un étau. Au-dessus, la hiérarchie les presse de « booster les RH ». Au-dessous, les managers et les collaborateurs attendent que l’on réponde à leurs difficultés. La tâche est impossible, sauf à accepter des recettes simplistes, accrocheuses et universelles.

On est en passe de transformer nos DRH en applicateurs de bullshit managérial.

Eux et nous méritons mieux que cela.

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