Les organes d’évaluation et de contrôle de l’activité du secteur public (ex. Cours des comptes) ou du secteur privé (ex. auditeurs, contrôle interne) sont désormais bien établis et bien acceptés. Les missions qui leur sont confiées vont de l’évaluation de la conformité à la mesure de l’efficience (et parfois de l’efficacité). Ils sont censés permettent aux organisations dans lesquelles ils interviennent, en étant plus conformes et plus efficientes, d’être plus performantes et moins bureaucratiques.
Or, il faut bien constater que ce rôle « dé-bureaucratiseur » de ces organes est un leurre. Loin de rendre les organisations plus agiles et plus innovantes, ils contribuent par leur fonctionnement et par les référentiels, les règles et les processus qui les animent à bureaucratiser un peu plus les organisations.
Pour le comprendre, il faut faire un retour en arrière et relire un classique de la sociologie des organisations, « le phénomène bureaucratique » du sociologue Michel Crozier, ouvrage paru en 1963. Crozier met en lumière ce qu’il appelle le « cercle vicieux bureaucratique », soit l’enclenchement d’un mécanisme de renforcement progressif de la bureaucratie des organisations, c’est-à-dire l’accroissement des normes impersonnelles (abstraites) au fil du temps.
Le cercle vicieux de la bureaucratie
L’une des moteurs de ce cercle vicieux repose sur la volonté de la hiérarchie (et de l’organisation) d’encadrer le comportement des acteurs de sorte à ce qu’ils se comportent dans la réalité conformément à ce qui est attendu d’eux. Pour ce faire, l’organisation recourt au pouvoir hiérarchique, mais aussi à tout une série d’expédients que sont les règlements, les règles, les directives, les processus, les process, les indicateurs, les valeurs etc. A chaque fois, il s’agit de réduire la marge de manœuvre et la capacité des acteurs à rendre leur comportement incertain, phénomène qui peut conduire un écart à la norme. Face à ce problème de déviance à la norme, le réflexe de l’organisation est donc d’édicter une nouvelle norme, un nouveau règlement, de transformer un process ou un processus de sorte à réduire encore un peu la « zone d’incertitude » que maîtrisent les acteurs. Acteurs qui, en réponse, vont assez naturelllement essayer d’échapper, ou à tout le moins, tenter de contourner la nouvelle norme ou de la tourner à leur avantage. Ce qui en retour va rendre nécessaire la production d’une nouvelle règle. Et ainsi de suite.
Or, que font les organes d’évaluation et de contrôle si ce n’est de constater les écarts à la norme, à la règle, aux objectifs ? Et que recommandent-ils de faire lorsqu’ils en font le constat? Ils suggèrent d’édicter une nouvelle norme, de formaliser un processus, de réviser un process ou de fixer un objectif accompagné de son inévitable indicateur… Ils se comportent ni plus ni moins comme un hiérarque dans une organisation qui cherche à contrôler le comportement des acteurs et à réduire leur marge de manœuvre, leur « zone d’incertitude ». Bref, ils participent au renforcement du cercle vicieux bureaucratique.
Alors bien sûr, ces organes se défendent de jouer un tel rôle en expliquant qu’ils ne prescrivent pas, mais qu’ils conseillent les organisations. Il n’en reste pas moins que leur pouvoir de prescription est fort et qu’ils sont des agents incontestables de la bureaucratisation des organisations. Et cela pour plusieurs raisons.
Myopie organisationnelle
Premièrement, parce qu’ils sont la plupart du temps composés majoritairement d’acteurs (auditeurs) qui sont eux-mêmes soumis à des codes de conduites et des normes (normes d’audit) qui visent à encadrer assez strictement leur comportement, leur manière d’appréhender la réalité et de prescrire des solutions. Et l’ « habitus » des auditeurs n’est pas de lutter contre l’édiction de normes ou la formalisation de process, mais bien de les promouvoir.
Deuxièmement, ils ne sont que rarement composées de managers, soit de personnes qui sont ou ont été réellement confrontées au « réel », à l’ambiguïté de la réalité organisationnelle, à ses luttes de pouvoir, à ses tensions et à son indétermination. L’organisation telle que perçue par ces organes de surveillance est une construction assez éloignée du quotidien des acteurs . Ces organes ont des filtres de perception (biais) et manière de raisonner (heuristiques) qui les rendent trop souvent myopes. Ils ne perçoivent pas bien ce que signifie « s’accommoder du réél » (« muddling through » ). Ils ne peuvent donc que répondre à un écart à une déviance, par le réflèxe pavlovien de la norme.
Enfin et surtout, ces organes ne font que la moitié du travail qu’ils devraient faire. Constatant un écart, une déviance, ils sautent immédiatement, pieds joints, sur la solution qui consiste en l’édification d’une nouvelle norme, d’un nouvel objectif et d’un nouvel indicateur. Ils occultent la seule question qui mérite d’être posée : pourquoi les acteurs se comportent-ils comme ils se comportent ? Pourquoi leur action aboutit-elle à une déviance à la norme, à un écart à l’objectif ? Ce faisant, ils ne peuvent qu’aboutir à une « solution » bureaucratique à un « problème » qui ne l’est pas nécessairement. Ils ne comprennent pas comme Crozier le martelait que « le problème, c’est le problème ». Aussi, tant que ces organes de surveillance ne procèderont pas à une analyse sociologique des organisations, ils sont condamnés à être les idiots utiles de la bureaucratie. Tant qu’ils ne chercheront pas à identifier les causes profondes du comportement des acteurs, ils ne changeront rien. Pire, ils risquent bien d’aggraver la situation.
Tout est-il perdu ?
Non. Mais tant qu’ils n’auront pas pris conscience qu’ils sont des agents directs (mais pas uniques) de la bureaucratisation des organisations, ces organes de surveillance doivent cesser de tenir un discours promouvant l’agilité et l’innovation agissant comme des gardiens de prison qui déclameraient dans les couloirs d’un établissement pénitentiaire des odes à la liberté…
P.S. : Un bémol à ce propos doit être formulé. Lorsque les organes de surveillance réalisent des évaluations des politiques publiques, celles-ci suivent l’adage « le problème, c’est le problème », en ce sens qu’ils adressent bel et bien la question des fondements du comportement des acteurs. Ose-t-on formuler le voeux que cet esprit politologique et sociologique inspire et contamine l’ensemble de ces organes ?